Bouquin #56 : La joueuse de go, de Shan Sa

[La joueuse de go – Shan Sa – 2001]

L’écrit m’émeut souvent, mais rares sont les plumes qui font poindre les larmes. Ce matin pourtant, j’ai terminé La joueuse de go dans un épais sanglot, de ceux créés par l’alchimie du Beau et du Mal. Quelle force, quel tragique dans ce court roman violent, passionné, vibrant à en couper le souffle ! C’est la retenue pudique que balayent les cris et la torture, c’est les sentiments naïfs poussés sur un terreau de sang et d’illusions…

56 La joueuse de go

Le cadre est historique, méconnu mais qu’importe : la tragédie qui s’y joue parlera à tout un chacun, puisqu’il y est question d’amour et de guerre. Nous sommes en Mandchourie, au nord-est de la Chine, en 1931. L’armée japonaise s’y est déployée avec force carnages et occupe le territoire dans l’attente d’une nouvelle expansion vers le sud.

Parmi les soldats nippons, il y a l’homme – appelons-le Roméo. Rustre par la force des choses, sans espoir mais bercé par le patriotisme, il oublie la terreur entre les cuisses des geishas et philosophe volontiers en compagnie de son capitaine. Il a vingt-quatre ans, et il va mourir.

Dans la ville des Mille Vents, entre deux attaques sanglantes, les habitants s’abiment dans le quotidien pour éloigner l’horreur. Parmi eux, il y a la fille – appelons la Juliette. Exploratrice des premiers sentiments, frappée par l’exécution de l’homme qu’elle aime, elle quadrille ses journées de pions blancs et noirs et excelle au jeu de go. Elle a seize ans, et elle va mourir.

Grimé en Chinois, notre militaire s’infiltre dans la population pour en comprendre les rouages et déceler les terroristes ennemis. Quoi de plus représentatif alors que le plateau de go pour analyser les stratégies et la conscience du peuple opprimé… Penché au-dessus du damier quadrillé, Roméo rencontre Juliette et le désir noue ses liens entre le guerrier impérialiste et la frêle étudiante. Désir jamais exprimé, jamais consommé – ces choses-ci ne se réalisent qu’au-delà de la vie.

C’est dans la retenue que ce roman s’élabore, avec, parfois, de lancinants traits de plume nous ramenant au cru et au barbare : l’homme tue, il jouit et il en rit. La parole alternée construit un récit partagé entre l’innocence – celle de la Juliette chinoise, qui ignore jusqu’à l’identité de son adversaire au go – et la cruauté – celle du Roméo japonais, son honneur drapé sur le manche d’un sabre. Dépouillée, roulant au simple présent de l’indicatif, la plume n’en est pas moins somptueuse, et chaque phrase semble tracer les destins des héros tragiques : les dessiner à l’encre de Chine, tantôt tendre, tantôt féroce.

Le résultat est un poème d’une beauté étourdissante, où s’entremêlent toutes les teintes de l’âme humaine, et sublimé par une fin violente et désespérée.

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