Bouquin #212 : Le rêve du village des Ding, de Lianke Yan

[Le rêve du village des Ding – Lianke Yan – 2005]

Il y a trois étés de cela, je découvrais la plume exquise de Lianke Yan grâce au magnifique conte Les jours, les mois, les années. Je m’étais évidemment promis de prolonger très vite l’expérience, notamment avec ses écrits plus politiques – l’auteur fait hélas partie de la longue liste noire des dissidents privés de parole en Chine – et m’étais donc ruée sur Le rêve du village des Ding… Mais je papillonne beaucoup (beaucoup trop !), et ledit bouquin a finalement sommeillé dans mes étagères jusqu’à tout récemment. L’effroi, cela dit, fut intact. Car sous un ton confinant presque au burlesque, une Chine macabre se dévoile : celle des mensonges d’état et des illusions perdues ; une Chine rurale, rouge canicule et brisée par l’ignorance…

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Paysan pauvre, bouseux de la campagne, cesse de te lamenter sur ton misérable sort : tu ne le sais pas encore, mais les graines de la prospérité sommeillent en toi. La solution à tous tes problèmes – aux récoltes harassantes, aux rudesses de l’hiver, aux crues du Fleuve Jaune – la solution, dis-je, coule dans tes veines – tu m’as bien entendu : dans tes veines ! Ton corps est celui d’un gaillard, robuste à la tâche, c’est, somme toute, un bel arbre dont tu ne voudrais pas gâcher les fruits : donne-moi donc un peu de ton sang, trois fois rien, une petite poche, et je te paierai comptant.

Et l’homme – la femme, parfois l’enfant – de retrousser sa manche de chemise, à l’ombre d’un paulownia ou dans une hutte mal ventilée, offrant son bras à la richesse immédiate, une fois, deux fois, dix fois, qu’importe l’aiguille, qu’importe la faiblesse.

Cela se passe dans les années 1990, en terres oubliées. Le Henan, province agricole d’où est originaire l’auteur, est pris d’une étrange contagion : à la demande du bureau de la Santé publique, tout le monde se met à vendre son sang, qui auprès des récolteurs légaux missionnés par l’état, qui en sous-traitance pour des bureaux de collecte aux statuts peu clairs… On pique abondamment, d’une seule et même aiguille ; les centrifugeuses à plasma sont bricolées pour accueillir plusieurs donneurs à la fois – fluides mélangés au petit bonheur la chance. Pourquoi s’en faire, puisque ici bas tout le monde se connaît, et qu’une vie de gueux, après tout, ne vaut guère plus que celle d’un chien errant ?

Dix ans plus tard, les champs ne sont plus que tombeaux, les visages pustules, les corps ectoplasmes. On meurt à tout va dans les belles et neuves maisons construites grâce à l’or rouge : pas une famille ne semble épargnée par la fièvre, et plus un arbre ne subsiste – tous ont été débités en bois pour les cercueils.

Au Village des Ding, les pestiférés se retrouvent dans une école reconvertie en mouroir communautaire et occupent leurs derniers jours à de petites joies, tandis que le malin Ding Hui, collecteur illégal en son temps, revend désormais à prix d’or les cercueils fournis par l’état et organise de très lucratifs mariages dans l’au-delà…

A travers la confession posthume du fils de Ding Hui, enfant innocent assassiné par esprit de vengeance, Lianke Yan dresse un cruel portrait de la Chine rurale et de ses habitants livrés à eux-même et à la cupidité d’un système qu’ils vénèrent faute d’en saisir les rouages. On pourrait croire les mourants enclins à la révolution ; il n’en est rien. Les voici plutôt victimes éternelles d’un système qu’ils ne remettront jamais en cause : habilement menés en bateau par la propagande, tous poursuivent un idéal de prospérité clinquante, qui s’affiche jusque dans les gravures ahurissantes ornant les flancs des cercueils (skylines de villes fantasmées, représentations ubuesques de lave-linges, cellulaires et grosses voitures…).

Lianke Yan dérange. Par son regard cru, ses mots trop simples et trop directs, sa vision limpide d’une société patriarcale basée sur la soumission, la magouille et l’appel de l’ascension sociale. Le rêve du village des Ding ne possède pas la douceur philosophique de Les jours, les mois, les années, mais naît du même terreau : la misère, son amertume et ses folies grotesques. Deux textes censurés et d’autant plus nécessaires à nos yeux d’occidentaux qui ne retiennent du pays que son économie rutilante, en oubliant les os et les chairs qui cimentent cette réussite comme autant d’espoirs méprisés.

Pour en savoir plus sur le scandale du sang contaminé dans la province du Henan, épicentre de l’épidémie, je t’invite à lire ce très complet article (avril 2002) signé Ursula Gauthier, ex-correspondante permanente en Chine pour le Nouvel Obs.

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