Bouquin #74 : Le rapport de Brodeck, de Philippe Claudel

[Le rapport de Brodeck – Philippe Claudel – 2007]

Il y a quelques jours, la lecture de L’espèce humaine me confrontait à la cruauté égoïste de l’individu torturé par la faim et soumis à l’instinct primaire de sa propre survie. Sur les conseils des blogueurs de Textualités, je me suis tournée vers un texte aux accents similaires, qui jusque-là ronflait dans pile à lire : Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel, d’ailleurs couronné du prix Goncourt des lycéens – ce qui, pour moi, est une valeur sûre. Plume sensible, personnage rêveur et narration en pointillés : ce roman m’a offert un magnifique – et déchirant –  moment de lecture, où petite et grande Histoire s’entrelacent sous l’habit de la poésie… et baignent dans la bêtise de l’homme.

74 Rapport de Brodeck Claudel

Difficile de résumer ce récit complexe, nivelé, que propose Philippe Claudel à travers la prose de son personnage Brodeck, un être que l’on imagine tendre mais dont l’innocence a fléchi sous la barbarie des camps. Brodeck raconte, sans ordre, avec empressement : cela commence par un meurtre ignoble, perpétré collectivement et en silence contre le seul étranger d’un petit village dont on ne connaîtra pas le nom – nul besoin en effet de repère géographique pour ancrer la parabole dans nos esprits. Brodeck, lettré parmi les ignares, se voit chargé de l’écriture d’un rapport quant à cet évènement tragique et prémédité. Pour quoi, contre qui ? La réponse reste en suspens. Mais sur la page blanche de Brodeck, les mots, eux, tombent et cavalcadent. S’esquisse alors une tout autre histoire : celle d’un homme parmi les hommes, un faible parmi les faibles, un traître, même, parfois – mais qui ne le serait pas, plongé au cœur de la terreur, face à l’imminence de la mort et la honte de l’indicible ?

A travers l’histoire de l’étranger – l’Anderer, « l’autre », arrivé au village dans son accoutrement de dandy et bien vite mis au ban de la communauté, Brodeck revit par vignettes sa propre expérience de pestiféré : quelques années plus tôt, ce fut lui, le juif, qui partit un matin entre deux soldats du Reich, pour avoir été dénoncé par ses amis et voisins. Le récit, en dentelle, ne cesse de bondir entre les ombres du présent et celles du passé, et, peu à peu, la vérité s’effeuille devant le lecteur et révèle au monde la noirceur de l’humanité soumise à la peur et à l’idiotie des esprits trop étroits.

Sous la plume de Brodeck, Philippe Claudel livre ainsi une vision des hommes absolument terrifiante et cruellement réelle – pour autant, on ne peut s’empêcher d’espérer, de repérer les fautes, et de les justifier. Il n’y a qu’une plaie, et elle est béante : c’est celle de l’ignorance, mère de la crainte, puis du crime. Couplée à la fierté et à l’oppression du groupe, la bêtise s’avère fatale. Et les réflexions de Brodeck, qui tisse son récit comme une fable, agissent à la manière d’une leçon : la peur de l’autre perdure et perdurera, fait et fera fermer des frontières, voit et verra des communautés condamnées à vivre dans l’exclusion, la trouille, ou sous les balles de temps en temps…

On lit Le rapport […] pour sa valeur morale, certes… mais quel délice également que cette écriture vivante, aérienne, qui place les hommes en fourmis ridicules face aux éléments de la nature, sans cesse magnifiés, poétisés, vibrants ! Les mots sont choisis, pesés, les phrases, finement ciselées ; et si j’ai pu regretter un usage quelquefois trop facile des bons sentiments, la grande beauté du style a su combler cet écueil. J’ai ainsi doublement aimé Le rapport de Brodeck, et je le recommande fortement, tant pour sa peinture très obscure des âmes humaines que pour la délicatesse de la plume, qui parvient, avec des mots d’une juste poésie, à dénuder l’horreur et à la pardonner.

12 réflexions sur “Bouquin #74 : Le rapport de Brodeck, de Philippe Claudel

  1. Le prochain Claudel que je lirai sans aucun doute !

    Et effectivement Les âmes grises est un livre excellent, vraiment ! Je te le conseille mille fois, tu ne pourras pas être déçue 🙂

    C’est le seul que j’ai lu de lui pour le moment mais il fait déjà partie de mes auteurs préférés car son écriture est incomparable.

    Anne.

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  2. J’avais aussi été marquée par « Le rapport de Brodeck » et « Les âmes grises », les deux seuls de Philippe Claudel que j’ai lus, les autres m’attirant moins. C’est vrai que c’est une fable glaçante, aux images saisissantes. L’ignorance de la foule fait commettre des crimes atroces…Merci pour ta chronique, on a envie de plonger dans cette noirceur et de comprendre.
    Je lirai aussi un jour l’adaptation en BD de Manu Larcenet, ses dessins sont magnifiques.

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  3. Avant tout, merci de nous citer dans ton article, bien que notre conseil de lecture sur Le Rapport de Brodeck n’était pas si explicite dans la mesure où ni Louis ni moi n’avons encore lu le roman de Philippe Claudel. Nous attendions tous les deux d’avoir lu dans un premier temps l’adaptation complète de Manu Larcenet en roman graphique, adaptation dont le dernier tome est sortie cette semaine, et depuis lue par nous deux, évidemment !
    Très belle chronique, comme d’habitude, qui me donne davantage envie de lire ce roman. Il semblerait que cette histoire soit traitée différemment par Claudel et Larcenet, ne serait-ce que par le style : Claudel apporte à son histoire un traitement poétique alors que le style, chez Larcenet, relève vraiment du graphisme, absolument époustouflant, de son œuvre. À mon humble avis, Larcenet a davantage mis en exergue la dimension de la peur plutôt que celle de l’ignorance, pour « expliquer » la barbarie des hommes, mettant en question leur humanité et ses limites qui semblent aller au-delà de la bestialité et de la monstruosité. Je pense que c’est intéressant de comparer ces deux œuvres qui racontent la même histoire. Si tu lis des romans graphiques, je ne saurais trop t’encourager à jeter un œil au travail de Larcenet. En tout cas, merci pour cette très belle chronique, alléchante, et toujours très précise dans l’analyse 🙂

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    1. Merci beaucoup ! Je ne lis malheureusement très peu (voire même jamais) de BD ou romans graphiques, c’est un aspect de la littérature qui ne m’attire pas pour l’instant. Mais je pense quand même aller jeter un coup d’oeil en librairie aux deux tomes de Larcenet, afin de sentir la distance prise avec le texte de Claudel.

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  4. Très bel article pour un livre qui le mérite bien. J’avais été complètement happée par ce roman qui comporte, je trouve, des scènes assez difficiles à supporter. C’est vraiment NOIR ! J’aimerais découvrir l’adaptation BD qui, paraît-il, est très réussie.

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