Bouquin #168 : L’art de la joie, de Goliarda Sapienza

[L’art de la joie – Goliarda Sapienza – 1998]

J’avais besoin d’un supplément d’Italie à mon excursion littéraire bien tiède du côté de la Basilicate (dont je te parle en vitesse par ici) : L’art de la joie, que je me réservais pour mes congés d’été, s’est ainsi imposé un peu plus vite que prévu – je n’ai pu résister à l’appel de la Sicile et de la liberté. Le voyage m’a pris deux semaines – deux semaines où je n’ai fait que penser à elle, Modesta, admirée, haïssable, furieuse, comédienne.

Je ne sais pas si j’ai aimé L’art de la joie. Mais ce bouquin m’a emportée comme jamais, et je t’en parle aujourd’hui en ramassant toutes mes ficelles et mes vides pour tenter de faire la paix, l’amour et surtout le clair avec Modesta.

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C’est elle, tu l’auras compris, elle avant toute chose et pour toute chose. Modesta, ce prénom curieux si peu seyant à son caractère frondeur, ce prénom qui impose son claquement de langue et finit par te hanter, tu ne penses plus qu’à elle et à travers elle, tu la détestes, c’est une grande héroïne pour un grand roman.

Elle nait le 1er janvier 1900 et semble prédestinée à foudroyer le siècle. Première scène : et voyez, me voici à quatre ou cinq ans, traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. […] je m’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Déterminée. Féroce déjà et poussée par une faim de monde : l’obstination. Voici Modesta croquée en quelques phrases plus une branche.

Sa vie entière sera telle, et je ne t’en dirai pas trop car ce n’est pas l’action qui compte, dans ce roman à ellipses, où tout évènement majeur glisse l’air de rien dans une entrephrase, comme une moquerie. Lire L’art de la joie pour sa chronologie, c’est se heurter à la liberté d’une narration qui se joue du lecteur, envoie valser le crucial et le twist en trois mots et demi. Je et elle se répondent, s’entrecroisent, dessinent une même volonté. Et pour le reste, il y a les dialogues, où l’on finit par ne plus trop savoir qui parle et de quoi, mais qu’importe – en creux de tout cela, sous le vernis bavard et parfois inutilement long, il y a Modesta.

Modesta dont je pense évidemment être tombée amoureuse, Modesta dont j’ai jalousé les conquêtes et l’admirable liberté – a-t-on jamais connu une femme aussi puissante, aussi futée et affranchie ? Ni dieu. Ni maître. Ni ordre à recevoir. Modesta ne vit que pour et par cette joie intense et primitive qui l’anime et qu’elle met à faire toute chose.

Il en résulte un texte intense, vibrant, parfois long jusqu’à l’épuisement et puis de nouveau vorace et exalté : un texte qui te nourrit et qui t’essore, que tu ne peux lire que dans une attention complète et sans compter tes heures.

Ce n’est pas un livre dont je peux dire avec certitude que je l’ai aimé, tout comme je ne pourrais l’offrir au tout-venant de mes affections : L’art de la joie appartient à l’intime, et c’est une immersion à vivre seul.e et à proposer à ceux dont on sait qu’ils seront assez curieux, ouverts et acharnés pour plonger mains et tête en son cœur grouillant.

Un livre à offrir aux filles, aussi et surtout, pour leur prouver qu’il existe mille façons d’être femme au monde et que tout n’est peut-être que désir, que le désir est insondable, premier et dernier, à la source de toute une vie, qu’il faut l’écouter et lui faire prendre forme, quitte à braver les convenances, et que tout tient au fond dans l’art de nourrir ses propres joies.

 

18 réflexions sur “Bouquin #168 : L’art de la joie, de Goliarda Sapienza

  1. Ta chronique est très belle ! J’ai attendu de finir d’écrire la mienne (qui du coup me parait pas assez poussée haha) avant de la lire pour ne pas être influencée ; comme toi je ne saurais pas dire si j’ai aimé ou non et j’ai eu du mal à savoir comment en parler. Mais en lisant ta chronique je pense que tu as bien plus apprécié ou du moins trouvé du sens dans les aspects qui ont pu me froisser (notamment la longueur vers la fin et la narration particulière). Et c’est en effet un roman qui se lit lentement, à petit feu, et nous imprégne totalement. En tous cas je te rejoins totament sur Modesta, sa force et la relation que l’on noue avec elle en tant que lecteur.

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    1. Merci pour ton gentil mot ! Je vais aller lire ton billet que j’ai loupé… En plein dans le roman j’étais très agacée par les longueurs mais à la fin j’ai tout oublié de mon agacement, car Modesta prime avant tout… C’est fou ce que cette femme est inoubliable !

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  2. J’avais eu un coup de cœur absolu pour l’Art de la Joie au tout début de la création de mon blog, je suis contente de voir qu’il t’as transportée !
    Comme toi, je ne trouve pas que ce soit un roman parfait (il y a une sacrée baisse de rythme dans la deuxième partie) mais il est vraiment beau et lumineux.
    Je découvre petit à petit le reste des livres de Goliarda et j’adore !

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