Bouquin #147 : Une vie comme les autres, de Hanya Yanagihara

[Une vie comme les autres – Hanya Yanagihara – 2015 ; janvier 2018 pour la traduction française]

J’ai laissé passer un temps, celui de la digestion, celui du ravalement d’aigreur, avant de me lancer dans ce billet mûri à grands renforts d’annotations, de schémas, de tableaux à points (oui oui !) et de recherche – assez vaine – d’exégèse éclairée sur ce long (et bavard, et éreintant) roman dont je ressors… perplexe. Pour ne pas dire déçue, du moins amère. Huit-cents pages et des brouettes, ça valait bien ce lourd attirail de notes que je trimballe dans mon carnet rouge pour tenter d’y voir plus clair – pour tenter, également, de déceler du positif sous le voile gris de ma rancœur et ne pas livrer ici un avis beuglard et las. Pourquoi A Little Life, succès quasi-univoque lors de sa parution anglophone en 2015, n’a-t-il pas su me toucher outre mesure ? Où se situe la faille – à l’intérieur, à l’extérieur du roman ? Quelques questions auxquelles je m’attelle aujourd’hui, histoire de perdre encore un peu de temps à tourner autour de ce bouquin qui m’a déjà occupée une belle douzaine de nuits, avec avidité, jusqu’au dégoût.

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Une vie comme les autres est l’histoire d’une amitié. Naturellement indéfectible, puissante, et, de fait, ample dans le temps. Quatre personnages, (presque) quatre décennies : JB, Malcolm, Willem et Jude nous sont présentés à l’aube de leur vingtaine et nous quittent vieillissant, toujours soudés en dépits des routes divergentes, de la distance et des drames – sois prévenu.e, il y a beaucoup, beaucoup de drames dans ce gros pavé, beaucoup, beaucoup trop, peut-être. Très vite, la plume cible son cœur de tâche et choisit sa proie : ce sera Jude, ce mystérieux Jude boiteux et tanné avant l’heure, ce Jude mutique au passé avalé dont on soulève les voiles à grand peine mais avec gourmandise – l’auteure nous prend vite à ce jeu du voyeur dont elle garde les cartes en main…

Dès lors, Jude, figure du martyr, éternel patron des causes perdues, ce Jude bancal et tout en plaies soutient à lui seul l’entièreté du récit qui abandonne, dans un jeu de déséquilibre risqué, les autres figures de l’amitié masculine : Jude est définitivement au centre, avec son lot de malheurs et son impossible rédemption. « Pardon », demande-t-il mille fois sans obtenir de soulagement. On s’interroge : quelles racines à cette repentance surgie de nulle part et collée comme une écaille à l’âme de notre Jude malheureux ? Pourquoi ces « pardons » répétés comme une litanie ? Hanya Yanagihara distille ses réponses, de l’innocence jusqu’à l’innommable. Et ce que l’on perçoit d’abord comme un chapelet d’horreurs destiné à nourrir l’ogre du pathos prend pourtant d’autres atours : il s’agit de questionner le traumatisme, ses apparences – le corps mutilé de Jude, superbement juste dans ses accès de rage – et ses conséquences – une expiation qui ne viendra jamais.

C’est un livre empli de religion, un livre à la nuque baissée, centré sur l’imploration et le péché. C’est un livre en défi à la religion, à ses endoctrinements et à ses privations. Ce point me chiffonne, car je ne sais qu’en penser : l’auteure vise juste et soulève de bonnes interrogations, mais ne semble pas creuser en deçà du crime. Au contraire, la religion et l’enfermement ne semblent induites que pour étayer le dévidement de glauque et de scabreux jeté à la face du personnage principal (et du lecteur nauséeux), comme deux causes parmi d’autres, presque piochées au hasard, jamais disséquées. Ce qui s’est produit appartient au passé, semble nous dire l’auteure en éclairant ce passé-là d’une flamme économe, et il ne nous reste plus, à présent, qu’à nous concentrer sur le « sauvetage » de Jude. Tout comme le protagoniste refuse la thérapie, contentons-nous d’exposer sans comprendre… au risque de lasser un lecteur gavé de drame et bloqué dans sa quête.

L’attention baisse alors, à mesure que la fatigue monte – on veut finir le pavetton, histoire de ne pas passer à côté d’un espoir final (qui ne viendra pas, no spoil) mais le récit n’offre plus aucune prise. Malgré une profusion de dialogues plutôt réalistes (donc un peu plats, type sitcom), les quatre compagnons, mis à part peut-être Jude (et encore), peinent à gagner en épaisseur : à titre d’exemple, j’ai eu tout le mal du monde à envisager leur vieillesse, tant rien ne semblait avoir changé dans leur manière d’être – la description d’un New-York de surface, conventionnel et jamais daté, n’était pas là pour arranger les choses… Et que dire de ce manichéisme assumé et absolument faux, qui transcende un récit privé de nuance, de repli, d’intimité ? Les personnes que rencontre Jude ont tout bon ou tout mauvais : jamais d’incertitude. C’est l’ange martyr face aux démons de ce monde, avec quelques doux agneaux et deux-trois simulacres de Messie en guise de protecteurs. L’image aurait toute sa place dans une parodie, mais Une vie comme les autres n’est pas une parodie, oh non : on sent le sérieux placé derrière cette édification aux pieds d’argile – une confiance assumée et fière de l’auteure envers son récit, qui aurait pourtant gagné en force à se voir amputé d’un bon tiers…

Que cherchais-je donc dans Une vie comme les autres ? Peut-être un message, un but, à l’opposé du titre, donc, qui annonce la couleur : ce livre est celui d’une vie ordinaire, c’est un visage puisé dans la foule et conté tel quel – circulez, y’a rien à voir. Du remplissage peut-être, un parcours de vie offert à la libre inspiration de chacun, l’exposition de choses qui arrivent… Et, à mes yeux, un roman puissant mais bâclé, trop moite, trop irréel pour tenir la route.

8 réflexions sur “Bouquin #147 : Une vie comme les autres, de Hanya Yanagihara

  1. J’ai un problème avec cette couverture que j’ai du mal à regarder. L’expression du personnage me révulse et me fait détourner les yeux. Rien que pour ça je ne lirai jamais ce roman. Et ton avis assez peu enthousiaste ne me fera certainement pas changer d’avis. Très agréable à lire cet article 🙂

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  2. Waw, j’adore le ton et le style de ton billet! Même si j’ai souvent eu envie de secouer les personnages, j’ai vraiment été bouleversée par ce livre. En lisant ton article, je me dis qu’effectivement, plus d’épaisseur et moins de manichéisme auraient été vraiment intéressants!

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