Bouquin #111 : De sang-froid, de Truman Capote

[In cold blood – Truman Capote – 1966]

On ne peut pas déclarer aimer la narrative non-fiction sans jeter un œil du côté de son maître et inventeur… J’ai donc décidé, pour bien commencer le mois et après la lecture de Tokyo Vice, de combler mes lacunes et d’explorer les fondamentaux du genre : De sang-froid, de Capote, me semblait tout indiqué pour observer et comprendre l’étroite intrication entre roman et reportage, entre forme fictionnelle et faits réels. L’exercice m’a soufflée : je craignais un peu, au fond, de me retrouver face à un récit au ton sec et procédurier, mais fichtre, il n’en est rien ! Exceptionnel dès les premières lignes, tout aussi bien écrit que travaillé dans sa construction, De sang-froid m’a offert un moment addictif et inoubliable – moment que j’ai fait durer, durer pour le plaisir…

Le « sang-froid » est celui de deux jeunes américains un peu à la dérive qui décident, par appât du gain, de cambrioler un riche corps de ferme sans laisser de témoin. La tragique aventure se soldera par un quadruple homicide : au matin du 15 novembre 1959, le hameau de Holcomb, dans le Kansas, se réveille avec la gueule de bois et une famille de moins – Herb Clutter, sa femme et deux de ses enfants sont retrouvés baignant dans le rouge à l’intérieur de leur propre maison.

L’affaire fait grand bruit, réveille les suspicions de voisinage, alerte la méfiance de tout un chacun : qui a bien pu en vouloir au vénéré Mr. Clutter, propriétaire philanthrope, chrétien respectable et père de famille exemplaire ? La disparition de cette figure locale, alliée au sordide de la situation, ameute les foules : inspiré par ce fait-divers dont il lit le récit dans les journaux, Capote se rend sur place et enquête, avec l’aide du détective Alvin Dewey – directeur des investigations – sur les motivations et le parcours des deux suspects : le romantique (et violent) Perry Smith et son pragmatique acolyte Dick Hickock.

C’est un peu là, dans cette complicité entre le journaliste et les forces de l’ordre, que le bât blesse : mes recherches pour la rédaction de ce billet (en français ici, en anglais là) m’ont en effet menée à des affirmations que je ne voulais pas tellement entendre et qui ternissent quelque peu l’aura accordée à De sang froid, mais dont je donne la teneur ici par souci d’intégrité. La coopération entre Dewey et Capote aurait en effet permis à ce dernier de dessiner un portrait du détective en héros : quelques « bourdes » (parfois énormes) de l’homme de loi quant à cette affaire furent sciemment omises par Capote, contre un laisser-passer exclusif qui assura au journaliste la réalisation d’interviews fondamentales pour l’écriture de De sang froid. Le mythe se fissure, et la probité de l’écrivain en prend un coup…

Qu’à cela ne tienne : si je fais l’impasse sur la lecture de ces informations stupéfiantes, me voici à crier au chef d’œuvre ! Intelligent, extrêmement bien ficelé, De sang froid m’a bluffée : suspens, complexités psychologiques, scénographie macabre, tous les éléments sont réunis pour former un récit terriblement addictif, que j’ai eu peine à lâcher, tout en voulant prolonger le plaisir par une lecture économe…

Perry Smith et Dick Hickock

Plume et regard portés sur les suspects (bientôt coupables), Truman Capote retrace l’avant et l’après-meurtre, et offre aux méchants exhibés par la presse non pas un pardon, mais une épaisseur fouillée, un effort de reconnaissance : le parcours des deux assassins, de l’enfance au crime, et leur vadrouille à travers les Etats-Unis sont passés au peigne fin par l’écrivain qui dessine les caractères et les motivations en usant fréquemment du dialogue (reconstitué) et de l’introspection. On découvre Perry en enfant pauvre mais cultivé, un brin dédaigneux, amoureux des lettres et d’un naturel rêveur ; et Dick en galérien éternel, rompu à de petites violences, nerveux et insatiable.

En creusant la matière de ces deux personnalités, en portant les criminels en protagonistes d’une histoire haletante (et parfois à dormir debout), Capote parvient – était-ce son but ? – à faire naître chez son lecteur un brin d’empathie pour ces deux êtres dont, au fond, l’on perçoit l’entière humanité, avec son lot de faiblesses et de circonstances atténuantes. Dès lors, l’on s’interroge : à qui se réfère le « sang-froid » exhibé dans le titre ? Ne serait-ce pas celui de tous les meurtriers – y compris la justice implacable qui actionnera la trappe sous les pieds des pendus ? La fin du récit, tout aussi glauque que son début, semble parfois traîner en longueur, mais on comprend à terme le but de ce dernier acte, entièrement tourné vers une réflexion sur la peine de mort, suspendue en 1965 au Kansas (soit quelques années après l’exécution de Smith et Hickock), mais rétablie en 1994, et toujours en vigueur depuis.

Il y a dans le récit nombre d’éléments fondateurs, d’étais minuscules qui, par leur nombre, érigent De sang-froid au rang de masterpiece : cette qualité d’écriture (la VO est un délice), cette acuité du regard porté sur le détail et sur l’oralité, la reconstitution de dialogues plus vrais que nature… Outre la mixité indécelable – et en cela très réussie – entre fiction (pour la forme) et réalité (pour le fond), De sang-froid épate pour sa narration superbe, rythmée et très maîtrisée : voici un bouquin qu’on entame pour ne plus lâcher – vive les nuits blanches, vive Capote !

25 réflexions sur “Bouquin #111 : De sang-froid, de Truman Capote

  1. Aaaaaah ! Tu as su me donner envie !!! La VO n’est pas trop abrupte ? J’ai un niveau d’anglais correct mais j’ai souvent peur de me lancer dans la lecture d’oeuvre inconnue en VO :/

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  2. Décidément, ça va finir par me coûter très cher de te lire 😀 Ce livre me tente également énormément ! Je crois que tu es en train de m’initier à la narrative non-fiction. Tokyo Vice me tente déjà beaucoup… Du coup, tu conseillerais de découvrir le genre par lequel des deux livres ? Je pense que je lirai les deux, mais par lequel commencer ???

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    1. Les deux sont totalement différents, alors je ne sais lequel te conseiller en premier, je pense que tu peux les lire dans n’importe quel ordre ! Bon, mais puisqu’il faut quand même que je te donne une réponse 🙂 , je te dirais plutôt de commencer par Capote, comme c’est une « base » incontestée !

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      1. Merci pour ta réponse. Si l’ordre importe peu, je pense que je ferai mon choix selon l’univers qui me fera le plus envie au moment de choisir : le Kansas des 60’s ou un Japon plus contemporain 🙂 De toute façon, les deux y passeront, assurément 😀 Encore merci pour ces découvertes !

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  3. Mon père est en train de le lire et n’en dit que du bien, je meurs d’envie de m’y plonger ! Je n’ai lu que Breakfast at Tiffany’s (la grande fan d’Audrey Hepburn que je suis n’a pas résisté) de Capote, je me réjouis de le découvrir dans un autre genre 🙂

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  4. Voilà une oeuvre qui est dans ma PAL depuis trop longtemps… Je suis sûre que l’écriture de Capote transporte son sujet au-delà de la simple étude des personnages. Merci pour ton avis, il me tarde désormais de le lire !

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  5. Tu portes avec brio cette magnifique lecture ! Comme toi j’avais un peu peur au début de tomber dans quelque chose d’assez lourd en terme de style, difficilement lisible sur 500 pages. Il n’en est rien et ce fût une très agréable surprise. Tu m’apprends également que la collaboration entre Dewey et Capote a eu quelques couaks, j’vais me pencher dessus, merci pour les liens.

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  6. Comme tu le sais, cela fait un bon bon bout de temps que je voulais lire ce livre. Les circonstances ont fait que j’ai vu le film avant de lire l’oeuvre de Capote, et je dois bien l’avouer ce film m’a traumatisé (surtout la scene finale qui montre le déroulement de ce quadruples homicides) ! J’avais du mal m’endormir car chaque soir, cette fameuse scene passait devant mes yeux. Et quand j’ai commencé le livre rebelote !
    Bref !! Le film et le livre m’ont donné cet effet « lolita » c’est a dire que je me sens assez confuse et coupable d’avoir de l’empathie pour l’accusé. Bizarrement je n’ai jamais eu que du dégoût pour Hickock alors que le coté littéraire et rêveur de Perry m’a touché. A part ça je ne sais quoi penser du livre. Très réaliste bien évidemment, j’ai détesté le fait que l’affaire eut été très lente à mon goût (1959-1965) mais ça montre bien la non-fiction du récit.

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