Bouquin #102 : Le loup des steppes, de Hermann Hesse

[Le loup des steppes – Hermann Hesse – 1927]
« Seulement pour les fous »

A peine deux-cents pages et pourtant bien dix jours de voyage aux côté de ce Loup des steppes, que je rends à mes étagères bouffi de marques-page, annoté à chaque ligne, surligné, corné, défiguré, essoré de toute part… Et encore, je sens qu’une seule lecture, aussi intense ait elle été, ne suffit pas à comprendre l’entière moelle de ce roman énigmatique, parfois aux frontières de l’essai ou du traité philosophique – roman entier, réfléchi dans son moindre détail, pensé jusqu’au plus petit symbole et dont le rythme même participe du propos…

Aussi, devant tant de richesse, ne suis-je pas certaine d’avoir tout saisi, tout perçu : ce que je sais seulement, c’est que ce petit rien en papier a eu sur moi des effets d’orage, et offre un brillant point d’orgue à cette année de lecture souvent tournée vers la recherche de ce qui me fait moi – de ma propre humanité. 102-le-loup-des-steppes

Le loup des steppes, ainsi se prénomme-t-il consciemment : Harry Haller, vieil intellectuel introverti, pose sous la plume de Hesse en animal solitaire, en « suicidé » social. On sourit à l’évocation de cet inadapté un peu archétypal, persuadé de porter une âme mi homme mi bête. Grandiloquent dans son mystère, un poil trop égocentrique, Harry, pourtant, nous touche – j’ai trouvé dans son propos de bien des images de ma propre solitude, de mon besoin inné d’être hors des foules et des cadences.

Duel et déprimé : ainsi pourrait-on résumer ce personnage étrange à première vue – ainsi, d’ailleurs, Harry se résume-t-il lui même dans ses « notes », publiées à la suite d’une « préface d’éditeur » en trompe-l’œil qui participe également de la narration et nous introduit en externe à son sujet d’étude aux pensées torturées. Mais une troisième focalisation (en sus de celle, externe, de l’ « éditeur », et du regard incomplet que Harry porte sur lui-même) entre en jeu : par un soir d’errance dans les rues enneigées d’une quelconque ville, Harry se voit remettre un prospectus des plus singuliers – le Traité du loup des steppes

Vingt pages énigmatiques, puisqu’elles résument et analysent le caractère divisé du héros, qui, face à cette lecture, se trouve confronté à une nouvelle définition de lui-même : et si, sous sa personnalité autoproclamée binaire, se cachaient en réalité une multitude de complexions psychologiques ? Et si l’indépendance et la solitude ne faisaient que renforcer le malheur de l’homme hors du monde ? Et si l’attachant Harry, frontalement opposé aux petits cercles des bourgeois philistins, trouvait un sens à ses égarements au sein même de cet entre-soi ?

Bref : et si notre gentil poulpe Harry arrêtait de tergiverser sur des broutilles pour se prendre en main et sortir de son nombrilisme ?

Entre en scène Hermine (on sait où J.K. Rowling a fait germer son inspiration…), femme du monde, elle aussi déphasée, mais toujours dans l’action : Hermine qui, sous ses airs d’enchanteresse, ouvrira Harry aux plaisirs de ses contemporains et l’introduira au sein d’un théâtre mystique, en miroirs, où le héros, à travers une déambulation très opaque, fait acte de ses pulsions, transforme sa rage en meurtre, et tente de renaître en homme nouveau, à l’écoute de lui-même et de ses mille et une complexions, joliment métaphorisées en pièce d’un échiquier mental.

C’est à cette fin en énigmes, aux interprétations encore floues, que je dois mon envie d’une relecture prochaine, afin de mieux comprendre le symbolisme caché derrière les actes libérateurs de Harry Haller… que l’on redécouvre en personnage somme toute assez ordinaire, car soumis, à l’instar du commun des mortels, aux humeurs mouvantes et au vertige du progrès.

Ce dernier point a particulièrement résonné lors de ma lecture, et argumente, à mes yeux, en faveur de l’intemporalité de ce roman aux formes changeantes : tout comme le post-romantique Harry exprime la nostalgie d’un monde révolu dans une guerre féroce contre les machines et la mécanique (Harry évolue dans l’entre-deux guerres, et l’on sent Hesse profondément marqué par le conflit 14-18), je ressens souvent, alors que je me dessine dans un monde étagé entre réel et virtuel, mon incapacité à suivre la course de la société sans cesse en mouvement – à la fois géniale et épuisante dans son appétit du progrès (et c’est sur internet que je vous dis cela!).

Voici donc ce que je tire, à première lecture, de ce petit livre d’une richesse inouïe – nombre de pistes et de messages restent à découvrir, avec l’âge, l’expérience, plus de bouteille en littérature. Mon billet, en définitive, s’avère donc assez vague (je m’en rends compte en relisant ces lignes) mais peu importe : retenez seulement que ce bouquin-là est une pierre pour construire, un miroir dans lequel chacun trouvera son reflet, un écho, quelque chose à en tirer.

« Quand, dans les âmes humaines douées d’une organisation délicate, éclot la prescience de leur multiplicité, quand elles brisent, comme tous les génies, l’illusion de l’unité individuelle et se sentent une multitude, un faisceau de moi disparates, elles n’ont qu’à l’exprimer pour que la majorité les enferme, appelle au secours la science, constate la schizophrénie et protège l’humanité contre l’appel à la vérité sortant de la bouche de ces malheureux. Mais à quoi bon perdre des mots, à quoi bon dire des choses que chaque être pensant doit savoir lui-même, mais qu’il n’est pas d’usage d’exprimer ? Par conséquent, lorsqu’un homme s’enhardit à étendre l’unité illusoire de son moi à la dualité, il est déjà presque un génie, ou du moins une rare et intéressante exception. En réalité, aucun moi, même le plus naïf, n’est une unité, mais un monde extrêmement divers, un petit ciel constellé d’astres, un chaos de formes, d’états, de degrés, d’hérédités et de possibilités. Le fait que chacun aspire à considérer ce chaos comme une unité et parle de son moi comme d’une manifestation simple, fixe, nettement délimitée, paraît être une erreur inhérente à tout être humain, même supérieur, une nécessité de la vie comme la nutrition et la respiration. »

7 réflexions sur “Bouquin #102 : Le loup des steppes, de Hermann Hesse

    1. En réalité la première partie (d’où provient l’extrait) qui consiste en une introspection un peu théorique étagée sur plusieurs points de vue est assez complexe. Mais tout se simplifie avec l’entrée d’Harry dans le monde, et on a ensuite une narration beaucoup plus fluide !

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