Bouquin #21 : A Tale for the Time Being (En même temps, toute la terre et tout le ciel), de Ruth Ozeki

[En même temps, toute la terre et tout le ciel – Ruth Ozeki – 2013]

A Tale for the Time Being, conte de l’instant présent, est un bouquin surprenant. J’en ai lu les cent premières pages un peu sceptique, vaguement ennuyée, me demandant où l’auteur voulait en venir et pourquoi diable sa prose me laissait de marbre alors que l’œuvre avait été encensée par la critique lors de sa parution, en 2013. Puis je suis arrivée au premier tiers du roman. Lorsqu’un évènement bouleverse tous les codes et insuffle enfin un rythme à l’histoire. Impossible alors de me décrocher du récit, troublant et fort, un peu mystique, emmené par une plume poétique et contemplative que l’on compare souvent – à juste titre – à celle de Murakami. A Tale for the Time Being a donc été la raison de mes deux dernières (quasi) nuits blanches, et c’est d’ailleurs ainsi, dans le silence cotonneux de la ville qui dort, que j’en ai le plus apprécié la lecture.

En même temps toute la terre et tout le ciel Ruth Ozeki

Ruth, la narratrice, vit avec son mari Oliver sur une île de Colombie-Britannique, province à l’ouest du Canada (on remarquera ici que l’auteur et son personnage partagent le même prénom, le même mari et le même habitat, mais peu importe). Alors qu’elle se promène sur la plage, Ruth découvre, échoué, un assemblage de sacs plastiques protégeant une boîte et son contenu intriguant : un bouquet de lettres rédigées en japonais, la montre d’un soldat de l’air et un carnet intime.

Ce journal, c’est Naoko, quinze-ans-presque-seize, qui le remplit, à l’aube des années 2000. La jeune fille a grandi à Sunnyvale, Californie, avant que l’explosion économique de la bulle DotCom ne rapatrie toute la famille au Japon, sa terre d’origine. Au cœur d’un quartier pauvre de Tokyo, les problèmes s’accumulent alors pour l’adolescente, qui tente de trouver sa place entre les pulsions suicidaires de son père et les violences (insoutenables) au corps et à l’âme que lui infligent ses nouveaux camarades de classe.

Dix ans plus tard, de l’autre côté d’un lointain rivage, Ruth s’immerge dans les écrits de la jeune fille avec la ferme intention de retrouver sa trace. L’on suit alors, parallèlement, le quotidien de Naoko dont la plume devient de plus en plus sombre à la mesure de ses malheurs, et les doutes et interrogations que le journal fait naître en Ruth.

Pour autant, A Tale for the Time Being ne se contente pas de résumer cette correspondance muette, indirecte et extratemporelle qui lie les deux femmes à une décennie et plusieurs centaines de miles d’écart. Si la première partie du récit, un brin poussive, intrigue autant qu’elle ennuie (mais il faut bien introduire les personnages et le contexte…), tout s’en trouve chamboulé lorsque Naoko, harcelée et ignorée par ses camarades, rencontre son arrière-grand-mère Jiko, ancienne anarchiste féministe devenue moniale dans un temple bouddhiste, où l’adolescente passera un été. Le roman se teinte alors d’une dimension spirituelle, toujours suggérée, jamais forcée (Ruth Ozeki a, pour info, été ordonnée prêtre bouddhiste zen en 2010), et ouvre le lecteur à la question essentielle du titre : qu’est-ce que le moment présent, comment le capturer, le rendre immortel ? Est-ce l’instant où la vie cède la place à la mort, cette conjointe intrinsèque ?

A travers l’histoire de Jiko, et de son grand-oncle Haruki, kamikaze mort en vol face aux Américains, mais aussi par ses expériences personnelles et erratiques de jeune fille qui cherche sa place dans le monde, Naoko tentera de trouver la réponse – s’il y en a une – à cette interrogation. Et cette quête couchée sur papier et offerte aux flots du Pacifique aidera Ruth – et le lecteur – à poser un regard neuf sur son existence.

Avis à ceux qui préfèrent les faits, le terre-à-terre (et j’en fais usuellement partie, je crois) : à la manière d’un roman de Murakami, et avec cette même délicatesse dans l’écriture, A Tale for the Time Being laisse de nombreuses questions en suspens à la fin du récit. Comment le journal a-t-il échoué sur une plage de Colombie-Britannique ? Est-ce une offrande malheureuse du tsunami de 2011 ? Si oui, qu’est devenue Naoko ?

Libre alors au lecteur de compléter – ou de laisser inviolés – ces puits de doutes…

5 réflexions sur “Bouquin #21 : A Tale for the Time Being (En même temps, toute la terre et tout le ciel), de Ruth Ozeki

  1. J’en avais entendu parler, et je suis contente de voir une chronique qui n’ensence pas le livre du début à la fin. Au moins, maintenant, je sais que lorsque je le lirai, il est possible que je m’ennuie au début – ou peut-être pas !
    Merci pour cette super chronique, continue 🙂

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