Bouquin #174 : Nirliit, de Juliana Léveillé-Trudel (#RL2018)

[Nirliit – Juliana Léveillé-Trudel – 2015 ; sortie française 2018]

Il s’agit donc encore une fois de trouver les mots, et tu sais comme cela m’est dur, lorsqu’un texte résonne si fort pour lui-même, semble tout dire et te foudroie par sa justesse, sa sincérité, sa puissance, tu vois j’en trouve des mots, mais ils sont tièdes et trop convenus pour arriver à la cheville de ce bouquin ravageur. Alors je me perds dans Salluit, loin de tout et à portée de clavier, je visionne à m’en brouiller la vue, mille fois, les mêmes photographies de baraquements austères sur fond de neige que l’on voudrait éternelle et qui semble si douce, si innocente à travers l’écran, à travers Google et ses imaginaires qu’une simple recherche réveille en moi – à quand l’exil en contrée vierge et au nord de ce monde ? Salluit, ma belle, tu me paraîtrais presque cocon à te voir parader dans ta robe de pixels bien silencieuse, je rêve de toi à présent, tu m’attires malgré ta misère et tes morts, far north, terre sainte, face cachée de la lune. Salluit, « ville des gens maigres », village plutôt, village des gens maigres et blessés par l’abandon. Tu es mirage pour qui se rêve en touriste dans tes rues si sobres et simples, un autre genre d’exotisme, mais pour pleinement te saisir, péquenaude du Grand Nord, il faut te lire.

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Et il y a ce texte, âpre et superbe, qui traverse enfin l’Atlantique. « Nirliit », du nom de l’oie sauvage qui pèlerine une fois l’an pour le nord, à la saison des jours sans fin et de la débâcle des fjords. La narratrice, elle aussi, vole depuis le sud vers cette terre remède, ses cohortes de gosses à qui trouver un avenir, son travail rude et ses âmes errantes. Elle a ça dans le sang, une blanche parmi les Inuits, parmi les « vous autres » dont on parle peu et dont on parle mal, peuple de bons à rien, d’assistés, de criminels.

On meurt plus que de raison à Salluit, d’une patte d’ours ou de main humaine, quelle différence ? Eva, l’amie perdue, a fait les frais de cette violence trop banale, et son corps repose dans les eaux glacées du fjord. Il faut donc raconter Eva, et toutes les femmes fanées d’être trop restées en territoire hostile, et toutes ces petites filles aux contours vulnérables, et derrières elles la boisson et les hommes, la castagne pour un rien, parce que donner du poing, cela change sans doute des feuilletons télévisés qui atteignent péniblement les antennes du bout du monde, cela fait passer le mauvais goût de la bouffe bien trop chère que l’on trouve à la Coop, parce que c’est ainsi, peuple essoré et méprisé, terre d’amours impossibles et de rêves tués dans l’œuf.

On les croit un peu plus cons que la moyenne, ils sont au Canada ce que les biberonnés à la Caf représentent pour nos petites haines françaises : bande de prolos, d’incapables, tout juste bons à faire des gosses pour palper les allocs. On les regarde de travers depuis le monde d’en bas, et ceux qui osent faire le voyage (pour construire des routes, donner de son arrogance, chercher l’absolu) n’osent pas vraiment se mêler. Ou sinon aux femmes, tannées et magnifiques, parce qu’on ne saurait survivre tout là-haut sans caresse. L’amour est une nécessité, plus qu’ailleurs. Et l’amour est souvent vrai, avec sa brutalité et ses déchirures. On le distribue en cachette, dans la mesure d’un possible où tout le monde voit tout – maudit pays qui ne dissimule rien, où l’on parie sur le ventre des femmes dans la jalousie et dans la crainte. La belle Maata, femme d’Elijah, lui-même fils d’Eva (maudit, maudit village à sang commun), en aime un autre, Félix venu du sud, Félix et son teint pâle et sa barbe drue, et cette passion-là enflamme le texte avec tout ce qu’elle charrie de risques et de désespoir – c’est d’une simplicité et d’une beauté absolue.

Et puis il y a Saami, bien trop petit pour les insultes qui lui crèvent la bouche, Tayara qui tente en vain Montréal, Alacie qui a réussi le cegep et tient un vrai travail – miracle. Toutes ces trâlées d’existences miséreuses et imbibées de Smirnoff qui libèrent quelquefois un transfuge vers d’autres horizons. Il y a les morts trop nombreuses et les maisons trop petites, les aurores boréales timides en septembre, les mots que l’on se donne et que l’on se refuse, ceux que l’on voudrait dire mais que l’on connaît mal. Et une foi dans chaque âme, de la poésie partout, pas forcément rugueuse, pas forcément noire – beaucoup de rires, de la tendresse puisqu’il faut bien vivre.

Nirliit est un viatique pour qui cherche l’humanité.

C’est un texte formidable qui remue le cœur et le fait battre très, très fort.

Donc tu connais la chanson : fonce chez ton libraire et laisse toi bercer.

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