Bouquin #137 : Les fils conducteurs, de Guillaume Poix (#RL2017)

[Les fils conducteurs – Guillaume Poix – 2017]

Que deviendra ton smartphone une fois hors d’usage ? Et ton ordinateur ? Et ton fer à repasser ? Peut-être tangueront-ils un temps au rythme d’un cargo avant de dégueuler d’un conteneur sur d’autres trucs à bips et à diodes et à fils. Au fil du temps, ça formera une montagne ; et cette montagne-là, que tu ne verras pas car elle est si lointaine, aura ses propres arpenteurs. Des gosses, douze-treize ans, mains et poumons à vif, qui désosseront ton bidule obsolète et y trouveront une maigre pitance. Le reste, le pas-valable, sera foutu à l’eau.

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Tu t’en fous, d’ailleurs je m’en fous aussi car on n’en parle pas souvent, de cette connerie-là. Il m’a fallu la littérature pour en prendre conscience et découvrir Agbogbloshie, grande honte aux confins d’Accra (Ghana) où atterrissent les susnommés déchets électroniques bons à rien pour qui n’a pas le réflexe (et le temps, et le savoir-faire) de jouer les MacGyvers de la bidouille.

Agbogbloshie, c’est ça :

(c) Kevin McElvaney, 2014.

Une décharge immense (ça se compte en dizaine de kilomètres) envisagée comme un eldorado pour les populations rurales nord du Ghana, dont l’exode constant alimente le marché du recyclage dans des conditions sanitaires épouvantables et sur un sol truffé en plomb, mercure et cadmium.

Dans ce vivier, des enfants. Jacob, d’abord, un innocent de onze piges dont le chemin d’école longe la bosse de ferraille – un jour de confusion, voilà que le cartable se perd et avec tous les espoirs d’une bonne éducation : Jacob ira donc à la fouille, avec les autres. Les autres, ce sont Isaac et Moïse, deux habitués au corps jeune et ruiné, aux gestes surs et ô combien dangereux. Ils ont de l’expérience et une verve sans pareil : poésie argotique et dure, presque un rap. Les trois s’acoquinent à la besogne dans une jungle de l’horreur où nul espoir n’est permis, à peine celui de l’amitié, quand il s’agit de ramener quelques cédis pour tenir jusqu’au lendemain.

Dans un autre monde, ouaté et aveugle, il y a Thomas. Il a un peu de thunes, peut-être une belle gueule, des peurs de gosse et l’idéaliste envie de révéler l’absurdité du monde – mais sans trop se mouiller. Il ira donc photographier Agbogbloshie, récurer le trash et exposer le tout aux yeux de ses pairs.

Thomas et Jacob se rencontrent. Dans la violence : il ne peut en être autrement. D’une voix à l’autre les itinéraires se rejoignent, comme deux fils qui finement s’emmêlent, avant de finir transis par la décharge, brûlés dans leur âme. L’insoutenable se prépare : Guillaume Poix en dévide la bobine sous nos yeux effarés. On est saisis. Tout ça, bordel, c’est pas de la fiction, c’est du réel. Du tangible. Des vraies bronches percées, des vrais corps troués par ce que l’on a possédé mais dont on ne veut plus – par nos hontes, nos oublis.

C’est un bouquin dur, pas mignon, pas dans l’air du temps, pas vendable, mais putain qu’il est nécessaire, quel sursaut, quel choc ! Quelle plume aussi : vive et lyrique, héritage des Anciens et rhétorique des sans-rien pour un texte aux effets stupéfiants – il y a, dans ce chaos, des images comme seule la littérature peut en produire ; profondément marquantes.

Ça m’a complètement retournée, entièrement dégoûtée de nos abjections de consommateurs tout-confort et si peu au fait des traces que nous laissons. Il y a de quoi perdre foi en l’humanité, lever des barricades, vouloir changer le monde – chose que l’on ne fera pas, car comme pour le reste, l’envie se fanera devant notre impuissance.

En attendant, j’enrage. J’ai envie de vendre le bébé à tour de bras – mission quasi-impossible, tant la tendance est au tendre, mais merde, je m’en fixe l’objectif, et ça commence ici : si tu passes en librairie tantôt, et si tu ne crains pas le rude, suis mon conseil. C’est peut-être pas une belle histoire, mais c’est de la belle littérature, de la grande, de l’essentielle.

A lire : un article de Géo (un peu vieux : 2009) qui contextualise la situation, notamment au regard des lois internationales quant au recyclage des déchets électroniques.

>> http://www.geo.fr/environnement/actualite-durable/le-ghana-poubelle-pour-les-e-dechets-25740

6 réflexions sur “Bouquin #137 : Les fils conducteurs, de Guillaume Poix (#RL2017)

  1. Ton billet m’a conquise… On est bien loin des aspirations « feel-good » survendues par les maisons d’édition ces dernières années et comme tu le dis si bien: on en a pourtant besoin, de ce genre de récits!
    Je le mets dans ma wish-list, DI-RECT, un grand merci pour cette découverte.

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  2. J’aime beaucoup découvrir des titres dans ton blog qu’on ne trouve pas ailleurs. Je fais des découvertes, je note des titres et j’aime bien car au moins ça change des titres que j’ai tendance à lire car dans l’actualité mais finalement des titres comme celui-ci c’est complètement ancré dans notre présent.

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    1. Merci beaucoup de ton commentaire, c’est justement par volonté de partager mes découvertes que je sévis sur ce blog ! 🙂 en effet c’est un titre dont on n’a que peu parlé (même s’il vient d’obtenir le prix wepler) et qui change un peu la donne en matière de littérature française. Ça fait du bien de temps en temps de voir surgir de tels textes qui nous plongent dans l’horreur absolue et très actuelle. Malheureusement, ce n’est pas ce qui se vend le plus…

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