Bouquin #209 : L’œuvre de Dieu, la part du diable, de John Irving

[L’œuvre de Dieu, la part du diable – John Irving – 1985]

John Irving et moi, ça partait sur de bien mauvaises ondes. Il y a quelques années, je l’avais découvert au pifomètre avec un de ses derniers romans, sans doute des plus anecdotiques : A moi seul bien des personnages, qui m’avait passionnée un temps puis lassée profondément – peut-être aussi parce que sa lecture coïncidait pile-poil avec une semaine de fièvre, clouée au lit à ne rien faire d’autre que bouquiner faiblement et bouffer de la soupe, joyeux souvenir… Bref : j’ai tout de même eu envie de remettre le couvert, d’essayer de nouveau avec un opus maintes et maintes fois conseillé à mes oreilles, d’ailleurs considéré par l’auteur comme son grand chef-d’œuvre ; un livre mordant, fleuve, repère prometteur d’âmes attachantes et de bons copains. Bingo : L’œuvre de Dieu, la part du diable m’a complètement emballée. C’était intense, c’était chouette, ça m’a donné envie de dévorer toute la biblio irvingienne : on ne pouvait imaginer plus heureuse réconciliation !

john irving oeuvre de dieu
(photo de circonstance – je n’ai pas pu m’en empêcher !) 🙂

Ce fut jadis un campement sommaire pour quelques valeureux bûcherons, qui nommèrent l’endroit « Clouds », en vertu de cette brume tenace, accrochée comme une toile aux contreforts de la vallée boisée. Au fil des années, les collines perdirent leurs arbres, tout ne fut plus que grumes et copeaux, et l’on rajouta au nom un « Saint » superstitieux et une apostrophe de hasard. Puis la forêt disparut, la scierie devint un bâtiment fantôme, et dans cette ville insolite du fin fond du Maine, on construisit un orphelinat.

Saint Cloud’s, lieu d’abandon pour les esseulés, où l’on ne s’arrête que lorsque l’on est une femme, et pour deux raisons : y accoucher et laisser derrière soi le fruit maudit de la conception… ou y avorter. Nous sommes dans les années 1920, et le docteur Wilbur Larch opère sans jugement, d’une main experte et indistincte, l’œuvre de Dieu – donner la vie, provoquer la mort. Les enfants nés à terme restent sous son giron en attendant leur adoption ; les autres, fœtus accidentels, sont délivrés avec la même douceur – et les patientes s’en repartent, libérées dans un secret tout relatif, sans honte ni regret.

Ainsi naît Homer Wells, gamin aléatoire parmi une flopée, promis à une enfance heureuse dans les jupes de Nurse Edna et de Nurse Angela, qu’il ne quittera jamais vraiment : chaque tentative d’adoption – quatre, en tout – est un échec cuisant. Homer Wells devient donc, malgré lui (mais avec bonheur), une mascotte éternelle entre les murs de Saint Cloud’s, un grand frère pour tous les autres mômes, et un fils pour le docteur Larch… lequel lui transmettra, le temps venu, les bases de l’obstétrique, de la délivrance conventionnelle au curetage illégal.

Homer Wells, cependant, choisit sa propre voie : il finit un jour par partir, à la faveur d’un coup de foudre, pour les vergers d’Ocean View. Gynécologue accompli, le jeune homme s’épanouit parmi les pommes, en retrait de son enfance ; il plonge dans l’amour cœur battant, découvre les joies de la chair et la camaraderie précieuse de ses nouveaux amis Wally et Candy. Homer a trouvé une famille, et quinze années délicieuses s’écoulent avant qu’il ne remette les pieds à Saint Cloud’s…

N’allons pas plus loin dans l’intrigue, impossible à résumer convenablement d’ailleurs tant ses ramifications sont nombreuses, se croisent et se délient. John Irving maîtrise décidément l’art du roman-monde, intensément habité par toute une foule de caractères, personnages succulents et tous très bien travaillés qui deviennent, pour le lecteur, comme une fratrie d’adoption… Le tout forme une toile joyeuse, insouciante malgré les drames qui la traversent : est-ce dû au ton de l’ensemble, d’une acuité souvent taquine et parfois proche du badinage ? Je ne saurais l’expliquer. Mais il y a quelque chose de résolument optimiste dans la plume de John Irving : qu’importent les circonstances, le roman va de l’avant, il file au rythme de la vie, précis, punchy et sans atermoiements.

Et les idées ne manquent pas : il est évidemment question, ici, de l’épineux « problème » de l’avortement, qu’Homer Wells, malgré son éducation, refusera toujours de pratiquer sans pour autant en condamner la nécessité. A travers la correspondance tenue par le docteur Larch et son pupille, Irving incite son lecteur à la réflexion mais se garde bien d’en être juge – une rare finesse.

On lit L’œuvre de Dieu […] (d’ailleurs sans « part du diable ») avidement, comme un feuilleton, et chacun y trouvera sans doute ce qu’il souhaite : une plongée fascinante dans l’Amérique puritaine des années 1940, la bénédiction de l’amitié et de ses secrets bien gardés, l’épopée de la guerre contre les Japs, la cause des femmes, bien sûr, et l’impossible quête d’une sexualité sans repentir… Bref, cela fourmille, c’est une jubilation à chaque page, et je me trouve bien en peine de livrer une réflexion à la hauteur du génie d’Irving, alors je me contenterai d’étaler ici, en guise d’épilogue, mon enthousiasme ravi et mon grand amour pour cette plume génialissime heureusement redécouverte – sans fièvre cette fois-ci ! – et dévorée cœur battant.

9 réflexions sur “Bouquin #209 : L’œuvre de Dieu, la part du diable, de John Irving

    1. Ah, dommage ! Mais je peux comprendre, le début (avant que le Dr Larch arrive à Saint Cloud’s) peut paraître assez long. Je confirme, si tu as l’occasion tu pourras réessayer, c’est un grand bonheur de lecture !

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