Bouquin #207 : Esprit d’hiver, de Laura Kasischke

[Esprit d’hiver – Laura Kasischke – 2013]

On m’a souvent encouragée à découvrir Laura Kasischke – surtout ces derniers temps, où pas une semaine ne s’est écoulée sans que je ne tombe sur une occurrence à sa plume, tout à la fois « spectrale », « cruelle », « envoûtante », à en croire les louanges qui m’en furent donnés. Comme j’ai un peu de temps devant moi – du moins jusqu’à ce que le Pitchou se décide à quitter mes rondeurs pour débouler dans ce monde – j’en profite pour rattraper mes immenses (et d’autant plus délicieuses) lacunes littéraires, pour une fois bien à l’écart de la nouveauté-nouvelle : lire mes classiques et mes envies, pour le fantasme que je me fais de ces découvertes idéales – et pour mon plus grand plaisir ! Lire pour moi et uniquement pour moi, loin de mon job, loin des pressions instagramiques qui ne semblent logiquement fleurir qu’autour de cette sacro-sainte rentrée, lire à l’aveuglette et sur du papier jauni, comme au temps de l’ouverture de ce blog. Bref, j’ai eu envie de croquer dans du Kasischke. Je suis allée la dénicher à la médiathèque. J’ai commencé au pifomètre par Esprit d’hiver, sans doute parce qu’il y avait ce cœur tout rouge comme un grand amour sous le filmage de la couverture. Ça m’a bien déroutée. J’en ai fait quelques étranges cauchemars. Et je crois bien que j’ai adoré l’expérience…

laura kasischke esprit d'hiver

Cela aurait pu, cela aurait même dû être un Noël comme tant d’autres. Mais Holly s’est réveillée tard, trop tard, et assaillie d’un étrange pressentiment : quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.

La phrase, obsession soudaine, tourne en boucle comme un dans un mauvais rêve, et habille d’un ton macabre la journée à venir : rien ne se passera normalement, aucun rôti ne sera dévoré, aucun chant entonné, aucun cadeau déballé. Au dehors de la proprette maison joliment décorée, la neige a formé d’immenses congères impraticables, et nul invité ne risquera sa peau et sa berline sur les routes cotonneuses de la ville.

Voilà donc Holly seule dans sa demeure silencieuse, abandonnée – pour juste quelques heures, croit-elle naïvement – par son mari en expédition entre aéroport et domicile. Presque seule, puisque Tatiana, l’enfant adoptive chérie comme une prunelle, erre elle aussi dans cette maison soudain trop grande et trop vide. Mais sa présence s’avère bien vite plus inquiétante que réconfortante : Tatiana la si belle et si intelligente semble s’être muée en ado rebelle, au comportement de plus en plus sournois et ombrageux…

S’installe alors un huis-clos insoutenable, à peine rompu par quelques hasardeux coups de fil vers l’extérieur – de fausses respirations qui ne font que renforcer l’état d’angoisse du lecteur… Quel est ce quelque chose qui terrifie Holly depuis son réveil brumeux ? Un fantôme, un présage ? A petits pas feutrés, comme autant de tiroirs ouverts, Laura Kasischke déroule la sombre bobine de cette journée peu festive, et trifouille anxieusement dans le dossier russe qui hante le passé du couple…

Et nous, lecteur, de découvrir avec effroi la petite enfance sordide de Tatiana, depuis cet orphelinat insalubre du fin-fond de la Sibérie, où Eric et Holly s’en furent chercher, un jour de Noël précisément, leur adorable « bébé Tatty »… « Bébé Tatty » qui, à présent, fissure l’espace avec ses yeux trop grands, sa peau trop bleutée, ses cheveux trop noirs, son mutisme cynique et effrayant.

Tout s’entremêle, jusqu’à la folie, jusqu’à cette dernière page clinique offerte comme un soulagement sans pour autant effacer de nos esprits encore tout secoués l’angoisse amère et la très symbolique horreur qui infusent ce roman somme toute bien déboussolant… Je l’ai refermé complètement sonnée, époustouflée par la maîtrise de la narration. Et quelques jours plus tard, remise de mes émotions, j’en ai compris les arcanes et les questionnements : l’étau invisible de la vie domestique, le poids d’une féminité stérile, les rancœurs assumées de la maternité…

J’en ressors ainsi marquée, frissonnante et conquise. Non pas par le style – efficace, au prix d’une plume que j’ai trouvée sans grand relief et un brin répétitive – mais par l’atmosphère, unique et saisissante. Je poursuivrai donc ma découverte de Kasischke, à petites doses, pour le plaisir de ne pas tout épuiser d’un coup : le prochain sera sans doute (dans quelques mois ? quelques années ?) Les Revenants, dont j’ai ouï-dire le plus grand bien…

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14 réflexions sur “Bouquin #207 : Esprit d’hiver, de Laura Kasischke

  1. J’ai lu Esprit d’hiver cet été et, comme toi, j’ai vraiment été conquise par la maîtrise formelle du roman. Ce livre m’a également fait peur, mais vraiment peur, pas seulement un malaise vaporeux et vaguement paranoïaque. Je te conseille vivement de lire Les Revenants, qui a été mon premier Laura Kasischke, et qui est beaucoup plus ample et ambitieux qu’Esprit d’hiver, polar bien plus anecdotique.

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  2. Je l’ai lu il y a bien longtemps, mais je garde un bon souvenir de lecture d’Esprit d’hiver, également mon premier Laura Kasischke ! Très malaisant, trouble, vaporeux oui, un excellent choix de mots ! Il met mal à l’aise, flirte entre réalité et fantastique…et la relation mère-fille m’a paru très bien traitée, étrange et toxique à la fois. Je n’en ai pas lu d’autres depuis, à part « Si un inconnu vous aborde », recueil de nouvelles dont je ne me souviens quasiment pas et qui n’est pas dans ses meilleures oeuvres, je suppose…

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  3. J’adore cette auteure et j’avais beaucoup aimé ce roman (j’ai moins apprécié « les revenants ») ; d’elle je te conseille « à moi pour toujours ». Elle me fait penser un peu à Joyce Carol Oates, comme elle, elle n’a pas son pareil pour décortiquer un peu au scalpel les familles américaines apparemment lisses 🙂

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