Bouquin #154 : L’enlèvement des Sabines, d’Émilie de Turckheim

[L’enlèvement des Sabines – Émilie de Turckheim – 2018]

Quoi lire après My absolute darling ? Grand vide. Il faut pourtant continuer à avaler les pages, découvrir encore, ne pas rester pantois. Je me tourne d’abord vers un polar. Grand raté. Flic clichissime et répliques de brutasses : j’aurais pu me forcer pour gerber ici une chronique au vitriol comme j’aime en faire de temps en temps, mais l’effort me paraissait difficilement surmontable (objet du dégoût : Un travail à finir, chez Viviane Hamy, du grand nul, franchement, évite). Puis je tombe sur cette chronique du blog de Jostein, et ça me met l’eau à la bouche. Non pas que j’apprécie grandement les choix de la maison Héloïse d’Ormesson, que j’ai plutôt tendance à éviter, mais la tentation est là : je chope L’enlèvement des Sabines et je me lance. Et quelle surprise ! Nuit quasi blanche à me fendre la poire, post-it et crayon en main pour ne pas en perdre une miette. Régal !

l'enlèvement des sabines

Sabine quitte son boulot. Elle veut devenir « poète à temps plein », c’est à dire peu de chose : on se fout gentiment de sa poire. Là voici donc au berceau des adieux, dans cette grande salle commune où l’on organise les pots de départ : c’est l’heure du cadeau, tout le monde s’est cotisé, la petite foule piaffe comme un poney. Le paquet arrive, le papier est défait.

Sex-doll.

Et stupéfaction.

« Mais le modèle s’appelle Sabine, comme toi ! », assure-t-on à l’intéressée. « Et elle a trois trous praticables », ajoute quelque grivois.

Les deux Sabines prennent le train. Il faut bien transporter ce machin en plastique, cette réplique si imparfaite moulée dans sa mini. Tout juste exhibée, bien vite agressée : Sabine de chair observe la scène, interloquée.

C’est donc ça, la violence de son sexe.

Se faire cracher dessus.

Tomber dans l’ignorance.

Sabine ne panse plus ses blessures, elle parle. Et sa compagne siliconée l’écoute, dans un respect muet et sororal, étaler la douleur d’être femme (et pas mère, et jugée pour ne pas être mère) (et malheureuse en amour, et jugée pour ses amours) (et martyrisée par un salopard de mari, et jugée encore car son mari est quand même une crème, allez Sabine, réfléchis-y un instant, tu es trop dure avec lui, c’est un homme de talent…)

Hybride et délirant, le texte se déploie tous azimuts, et offre une succession de passages à chutes cinglants et extrêmement justes. On s’attache à ces deux Sabines, à leur révolte saccagée, et on se marre aussi – un peu entre initiées, entre nanas qui en verront d’autres, hélas…

Sous couvert d’humour et d’absurde, ce texte est une petite lumière… et un grand coup de pied dans le vilain cul du patriarcat !

« Être poète, c’est comme être bonne sœur, personne ne comprend ce que vous faites, alors personne ne vous emmerde, ne vous demande de mettre à jour votre CV. On se doute que vos raisons sont bonnes et graves. Quand on rencontre des gens, dans ce qu’on appelle un dîner, jusqu’à un certain point (un point très inquiétant), on peut mal se comporter, se montrer agressif, odieux et méprisant. Personne ne dira rien. Les caractères violents forcent l’admiration. En revanche, il est interdit de ne pas savoir répondre à la question : « Qu’est ce que tu fais dans la vie ? » Autrement dit : Dénonce toi. Livre le nom de ta tâche. Partout où les gens se rencontrent, la même question est dégainée. Celui qui ne sait pas répondre est un destructeur. Il gâche sa vie et la vie des autres. Avoue que tu te tues au travail et tu auras la vie sauve. Si par malheur tu ne travailles pas, si par malheur tu ne cherches pas une place enviable parmi les places enviées, ou au moins une petite place de merde parmi les places merdiques, alors tu n’es qu’une bestiole de honte, un morpion qui boit son sang quotidien sur le sexe du monde. »

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