[Article 353 du code pénal – Tanguy Viel – 2017]
Je ne sais si c’est le titre le liseré bleu Minuit l’enthousiasme unanime les critiques pointues qui en sont la cause, mais j’ai longtemps tourné autour de ce bouquin sans oser enfourcher le cheval. Par peur, sûrement (ou par bêtise) : il y a des textes dont on sait à l’avance qu’ils nous renverseront par leur grandeur mais que l’on n’approche qu’à pas de loup. Tel est du moins mon fonctionnement : un soupçon de crainte mêlé d’excitation qui éloigne le moment de la rencontre, le repousse aux limites de l’oubli. Mais quelquefois le calendrier s’en mêle – comme on reçoit Tanguy Viel ce mardi à la librairie*, j’ai bazardé vite fait bien fait mes sottes inquiétudes et j’ai plongé. Deux fois. Délicieux cyclone.
Il y en a un autre qui a plongé, dans l’affaire, et ce n’est pas celui que l’on croit. Le noyé-toujours-vivant s’appelle Kermeur. Il a, mettons, la cinquantaine. Le voici face à un juge à dévider sa chienne de vie, à tracer un sillon de logique jusqu’à l’événement de la veille : en pleine partie de pêche, Kermeur a balancé à la mer un certain Lazenec, avant de rentrer le cœur vide pour attendre la police.
En huis-clos, il déballe. Tout : les petites misères de la vie qui s’entassent et s’appellent, la brume grisâtre de l’ouvrier abandonné, et Lazenec – ce type immonde, ce grossier personnage, ce sacré connard de promoteur immobilier et ses promesses de fumée. Avec Lazenec, ça a commencé six ans plus tôt, lors de l’arrivée du coq en chaussures pointues dans ce bourg qui ne voit jamais personne, ce village minuscule et battu par le vent perché sur une presqu’île. Pas vraiment l’endroit où l’on s’imagine couler de belles vacances, et pourtant : Lazenec, dans la modeste salle des fêtes de la modeste mairie, dévoile un projet sensationnel : transformer le lieu en station balnéaire.
Il y croient tous, et dur comme fer. On se demande par quelle idiotie ou quel aveuglement, mais on comprend très vite : Lazenec sait y faire, il a le mot juste, le soutien béni du maire et tient dans son poing les clés de l’espoir. C’est avec ces ingrédients que l’on s’y prend, pour piquer du fric à son prochain. Lazenec baratine et endort, Lazenec fait signer des chèques aux habitants, Lazenec suce les économies de Kermeur en échange d’un prétendu trois pièces avec vue sur la mer dans une résidence qui ne sera jamais construite, qui n’a sans doute jamais, d’ailleurs, voulu être construite : on comprend, à entendre la déposition de Kermeur, que Lazenec est un vautour qui fait son œuvre, qu’il n’arrêtera la pompe que jusqu’au dernier billet aspiré, jusqu’au dernier crétin plumé.
Ou jusqu’à sa mort précipitée par la colère et l’évidement du crétin plumé en question. Jusqu’à sa mort provoquée comme ça, sur le vif, par un Kermeur à peine étonné de son geste, mais décidé à en expliquer la genèse, à faire valoir sa propre « ligne droite des faits ». Kermeur parle : de son licenciement quelques années auparavant, de sa femme partie avec un autre, de sa petite condition et de la honte, surtout – cette honte inavouable pour avoir investi, lui le socialiste, dans l’attente de rendement. Cette honte encore plus grande de se défaire aux yeux de son fils devenu grand et impitoyable, cette honte de n’être qu’un père, et un père raté.
Le monologue s’étale, louvoie, hésite, revient sur ses pas : il est l’œuvre d’une écriture pensée, d’une oralité travaillé dans son style, tantôt trivial, tantôt lyrique – mille et une images, toujours pertinentes et d’une beauté, d’une justesse superbe éclairent le texte et lui offrent un souffle que l’on croit inépuisable. L’écriture est au sommet.
Tout reste crédible cependant. Les mots en poèmes dans la bouche d’un ouvrier. Le juge seul maître à bord et cet article 353 dont il use à des fins heureuses. Tout reste crédible si l’on veut y croire, et bien sûr qu’on veut y croire, à cette justice quasi-divine et éclairée, à notre propre intime conviction qui répare les injustices et sauve les malheureux ! Tanguy Viel ment, outrepasse les protocoles et use de cette fiction délibérée pour nous prendre à notre propre piège – l’empathie – et interroger, en creux, le terme même de « justice », somme toute malléable : il y a celle de la vraie vie, qui aurait envoyé Kermeur en prison, et celle de la fiction, qui le laisse libre… (à ce propos, d’ailleurs, je te renvoie vers le billet d’Anne, sur Textualités, qui analyse ce double-fond et à la lumière duquel j’ai abordé Article 353 du code pénal.
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Quelques extraits pour finir, quelques extraits à relire de mon côté pour me délecter une fois encore de cette prose splendide et dure :
« Ce n’est pas à vous que je vais apprendre ça, j’ai dit au juge, vu qu’en tant que juge, on est censé avoir comme une vue panoptique sur les affaires de la ville – pas au début, bien sûr, mais peu à peu, au fil des jours, parce qu’à force d’enquêtes, je n’en sais rien parce que je ne suis pas juge mais j’ai l’impression que c’est comme si on montait en ballon au-dessus des immeubles, qu’à chaque nouvel indice on alimentait la chaudière pour s’élever un peu plus haut et qu’à la fin, à la fin on survole la ville, les liens de la ville avec elle-même et alors on commence à voir des routes nouvelles, pas seulement des rues commerçantes qui grouillent de monde le samedi après-midi, pas seulement le vent qui s’engouffre dans les rues traversières mais des nouvelles rues, comment dire, plus aériennes, plus invisibles, des rues qui n’existent pas sur les plans, des avenues virtuelles qui déchirent la carte, de la mairie vers l’hôtel des ventes, et de l’hôtel des ventes vers la Banque de l’Ouest, du port de commerce au tribunal, sauf qu’à la place des gens qui circulent, dans ces rues-là, dans ces avenues qui font comme des fêlures plus violentes que celles des architectes, il y a surtout, quoi, des paroles secrètes, des paroles et de l’argent bien sûr, et puis même, des filles bien sûr, ou non pas vraiment des filles mais disons, du sexe, c’est-à-dire, à la fin, si on additionne tout, les paroles, l’argent, le sexe, eh bien, on a tout. Oui, tout. »
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« Un jour je vous emmènerai, il y a des endroits ici, au fond de la presqu’île, qui ressemblent à l’Amérique du Sud. Je ne suis jamais allé en Amérique du Sud, mais j’ai vu des choses à la télévision, j’ai vu les rivières limoneuses où les arbres jettent un regard de fatigue sur l’eau grise, eh bien quelquefois ici c’est pareil, et alors on sent qu’on peut y perdre son âme, en tout cas qu’elle glisse sans mal dans les branches des arbres, dans le camaïeu de vert qui borde l’eau et les murets de pierre, qu’elle est prête à se perdre dans l’étendue plane et les dunes pierreuses qui hésitent où finir. Il faut comprendre cela, j’ai dit au juge : passé le goulet d’étranglement, ce n’est plus le large océan n la force du vent qui vous époumone, mais presque l’eau stagnante, l’odeur de vase qu’on trouve dans les rivières, voilà à quoi ça ressemble le fond d’une rade. En un sens, la rade, c’est l’océan moins l’océan. »
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« Il peut bien dire que c’est moi qui ai vieilli, il peut bien dire que par fatigue ma nuque se courbe au bruit des mille combats qu’il conviendrait de mener, mais au fond il commence seulement à comprendre que c’est lui qui a grandi, que c’est lui qui n’a plus besoin de se mettre sur la pointe des pieds pour m’embrasser, et alors au fond de lui, il découvre la seule chose qui forcément l’inquiète : que son père c’est moi, et seulement moi. Voilà ce qu’on découvre à dix-huit ou vingt ans. Qu’on aura le même père toute sa vie. Que toute sa vie on la passera avec les mêmes fantômes. Les mêmes chanteurs à la radio. Les mêmes hommes politiques. La même enfance sur le dos. »
* C’est ce soir (16 mai), à 19 heures, à la librairie Calligrammes à La Rochelle. 24 rue Chaudrier. Allez, viens !!!
Alors ça, ça me parle vraiment ! Merci pour la découverte, je le note immédiatement 🙂
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Bon, bah je l’ai eu en main plusieurs fois en librairie, j’ai hésité, je l’ai reposé… Je crois que ça y est, tu m’as décidée ! Ce livre fait désormais partie de mon programme de lecture.
Et quelle chance cette rencontre ! Dommage que je sois si loin de la Rochelle ! 😉
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Fonce, fonce ! Tu vas te régaler. Oui en effet la rencontre est ce soir et j’ai vraiment hâte.
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Parfois trop de bonnes chroniques font douter. Mais avec ce roman, aucun doute. C’est du très bon. Le meilleur de l’auteur à mon avis.
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C’est le premier que je lis de lui mais en effet, mon collègue m’a dit également que c’était son meilleur et que l’écriture y est au sommet de sa maturité.
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Avant tout, merci de partager ma chronique ! Les extraits que tu as choisis sont très beaux, ils donnent envie de relire cet excellent roman, tout comme ta chronique, comme toujours très pertinente et si caractéristique stylistiquement ! J’espère que tu nous parleras de ta rencontre avec Tanguy Viel ; en tout cas, passe un bon moment ce soir 🙂 Et félicitations pour ton nouveau travail de libraire, j’espère qu’il te comblera.
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Merci et remerci ! Je sors tout juste de la rencontre, et j’étais épatée par l’accessibilité de l’auteur et sa modestie face à ses écrits. C’était très instructif, notamment tout le côté « cinéma ». Je vais sûrement faire un petit compte rendu pour le site de la librairie, je le partagerai aussi ici !
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Super, j’ai hâte de lire ton retour sur cette rencontre ! Bonne soirée.
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Je vais le recevoir via Babelio !! Je note ton billet et viendrai te lire une fois le livre reçu et lu 😉
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C’est chouette, je t’en souhaite une belle lecture !
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J’ai beaucoup aimé ce livre moi aussi , pour toutes les raisons que tu as évoquées… j’espère que la rencontre était intéressante mais je n’en doute pas !
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J’en ai beaucoup entendu parler, les critiques pointues comme tu le soulignes l’ont encenser et à moi aussi ça me fait cet effet, je tournoie… Je le lirai peut-être. En tout cas, ton avis donne très envie.
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Voilà, je viens de le finir et je suis bluffée et fascinée par la prose de cet auteur ! J’avais lu de lui « insoupçonnable » que j’avais moyennement aimé mais celui-ci est franchement très très bon. J’ai mis ton article, que je trouve très complet, en lien sur mon billet 😉 !
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On m’a dit que son écriture s’améliorait de livre en livre, c’est donc vrai ! Merci 🙂 je vais lire ton billet !
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Je l’ai dévoré. Je croisque je l’ai lu en deux fois seulement !
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J’ai énormément aimé ce roman moi aussi, il est plein de sensibilité et d’humanité ; je suis parfaitement d’accord avec ta critique !
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