Tu liras moins bête #3 : gémellité maléfique, pendule élastique et suicide pratique

Les pages forment un nid : un nid d’émotions, un nid d’apprentissage. Couvés au creux des lignes, trois savoirs en pépites ont éveillé ma curiosité lors de mes dernières lectures : précieusement notés dans mon carnet-vert-qui-me-suit-partout, les insolites passent aujourd’hui à la vérification ! Au programme : « les jumeaux c’est flippant », « on peut jouer avec le temps » et « se suicider en s’amusant » ! ,

° « Viens jouer avec nous… » °

Je vois ça, je cauchemarde pendant huit siècles.

Lire Tout s’effondre, de Chinua Achebe, m’a immergée avec justesse (j’entends par là : sans exotisme ni commisération) dans le Nigeria rural et tribal de l’avant-colonisation, avec son lot de rites et de croyances. J’avais déjà eu vent de la gémellité comme phénomène tantôt célébré, tantôt redouté, chez certains peuples d’Afrique, et la mention, par l’auteur, de jumeaux abandonnés à leur naissance, dans une tribu Igbo, m’a donné envie de creuser un peu plus sur le sujet…

De Romulus et Remus aux gamines en robes bleues très angoissantes dans Shining, les jumeaux fascinent, avouons-le : cette histoire de double parfait, de croissance dans la fusion comme dans le conflit, ça intrigue, ça dérange – ça fout les jetons. L’on peut donc envisager le sort réservé aux doubles naissances au sein de l’ethnie Igbo : lorsqu’ils ne sont pas tués au sortir du ventre, les jumeaux, dont on craint la mauvaise chance, se retrouvent abandonnés à la lisère du peuple – et de la forêt – dans des pots de terre, et leur mère maudite pour avoir eu un rapport (physique) avec le Diable.

Exemple de pots de terre dans lesquels les bébés étaient placés après la naissance.

Faits attestés par les rapports de missionnaires catholiques, qui reprennent et diffusent l’information, certes barbares, pour certifier l’intérêt de leur entreprise : on ne retient aujourd’hui qu’un seul nom, celui de Mary Slessor, missionnaire écossaise qui, acceptée et intégrée parmi les locaux, lutta contre ces infanticides dans la région de Calabar.

Redoutés par le peuple Igbo, les jumeaux, au contraire, connaissent un sort bien meilleur chez leurs voisins Yoruba ! Rien de maléfique dans la paire de mômes, placés sous la protection du dieu du tonnerre Shango, et à qui on donne des fêtes mensuelles pour honorer – voire déifier – leur présence. Subsiste tout de même un soupçon de crainte derrière cet attirail de fascination : élevés au rang de dieux, les jumeaux doivent recevoir une attention constante et un traitement de faveur, sans quoi l’infortune, née de leur colère, menace au tournant…

° Elastopendule °

Du domaine des Murmures (Carole Martinez) m’a fortement déçue, mais beaucoup appris. De ma plongée dans les us et coutumes moyenâgeux, je reviens avec ce fait assez déroutant : il aurait existé, au XIIe siècle, un rapport au temps plus modulable que nos réflexes chronométriques contemporains, avec un système fondé sur l’équilibre entre jour et nuit.

En effet, le temps, au Moyen-âge, reste mesuré selon l’héritage antique : on divise la journée en vingt-quatre heures à dimensions variables, puisque réparties entre douze heures de jour et douze heures de nuit. Pourquoi cette élasticité ? Tout simplement parce que le jour – c’est bien connu – est court en hiver, et long en été (vice-versa pour la nuit) ! L’on se retrouvait donc, en juin, avec des « heures de jour » de chacune 90 minutes (environ), contre des « heures de nuit » d’une trentaine de minutes…

L’horloge mécanique apparaît au XIIIe siècle

A ce système de comptage se superpose un second, plus simple, dont les occurrences nous parviennent encore aujourd’hui : celui des prières liturgiques – mâtines, prime, tierce, sexte, none (qui donnera le noon et afternoon anglais) vêpres et complies. Pour autant, le besoin d’une division plus fine du temps se fait sentir, et l’on adopte parfois des précisions telles que « hautes vêpres », « haute tierce »…

La recherche d’un découpage plus menu anticipe ainsi la mutation – très longue – qui amena aux vingt-quatre heures égales telles qu’on les connaît aujourd’hui. Que de tâtonnements, que d’essais peu concluants pour y arriver ! Jusqu’au XIXe siècle (si tard !), en Italie, l’on plaçait le début des vingt-quatre heures au coucher de soleil – ce qui, en substance, ne réglait pas vraiment le problème. L’idée des pôles « minuit » et « midi » apporte une solution, et l’apparition des horloges à sonnerie (sans cadran et avec une seule aiguille), au XIVe siècle, accompagne cette transformation. Il faut tout de même attendre 1891 – et le développement du réseau de chemins de fer – pour que la France entière s’accorde à l’heure de Paris (on présume que dans ces temps bénis, la – future – SNCF ne déconnait pas sur les horaires).

° Se suicider en quatre étapes sans clou ni vis °

Après mon formidablement gore semi-billet sur le supplice du bambou, je récidive dans la mortquitue avec ce croustillant funfact (pas très fun, en réalité) glané dans l’excellent Tokyo Vice, de Jake Adelstein : il existerait, au Japon, un manuel pratique… sur le suicide. Le pire ? Il est dans le top 5 des meilleures ventes de livres. Ambiance, ambiance…

Plus d’un million d’exemplaires vendus et une traduction en anglais : il y a donc un réel public pour ce genre de bouquin…

C’est tristement vrai. Tellement tristement vrai que je suis même tombée sur la page Wikipédia dudit manuel, où l’on apprend que Wataru Tsurumi, l’auteur (toujours vivant, lui !), liste une dizaine de manières de se donner la mort, explications à l’appui. On retrouve par exemple – pour les plus trouillards – le degré de douleur provoqué par la pratique, les efforts nécessaires pour la préparation du suicide, l’état du corps après le décès… et bien sur le taux de réussite pour ne pas frôler la « honte » de la TDS. Glauque, très glauque.

Publié pour la première fois en juillet 1993, le livre reste en bonne place dans les ventes (plus d’un million d’exemplaires écoulés, une traduction en anglais…), et pour cause : le Japon n’échappe pas à sa caricature en « nation de kamikaze et berceau du hara-kiri », puisqu’il affiche encore un des taux de suicide les plus élevés au niveau mondial. Dans une interview donnée en 2006, Wataru Tsurumi exprime n’avoir aucun regret, et être encore fréquemment contacté par ses lecteurs pour quelques conseils de circonstance…

Sur cette note ô combien joyeuse du suicide en kit, je termine ce billet dont l’écriture, encore une fois, fut un plaisir : j’aime beaucoup fouiner ça et là pour approfondir les connaissances moissonnées entre les pages ! D’ailleurs, cette rubrique est aussi la votre : si vous notez, dans vos lectures, un fait insolite que vous souhaitez partager, n’hésitez pas à m’en faire part !

Belles lectures, bonnes découvertes…

Lola

Ô grand merci aux ressources documentaires en accès libre de ma fac pour la rédaction de ce « Tu liras moins bête ». Longue vie au Cairn et à Persée !

19 réflexions sur “Tu liras moins bête #3 : gémellité maléfique, pendule élastique et suicide pratique

  1. Il me semble qu’en France aussi, on a un manuel du suicide (je crois que le titre est « Suicide, mode d’emploi ») qui fait partie des rares livres encore interdits en France si je ne dis pas de bêtises ! 😄
    J’aime bien ce genre d’articles c’est hyper intéressant ! Merci à toi !

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  2. Encore un billet très intéressant ! Merci pour toutes ces découvertes insolites et cette montagne russe émotionnelle, du massacre des jumeaux au manuel pour réussir son suicide !!!
    Pour faire écho à ton sujet, plus apaisant, sur la mesure du temps au Moyen-Âge, j’ai découvert dans une de mes dernières lectures (Glow de Ned Beauman) un instrument très poétique et original pour mesurer le temps : il s’agit de l’horloge florale inventé par le naturiste Carl von Linné. Le principe est très simple : à force d’observation, Linné a découvert que les fleurs ont leur propre rythme biologique, s’ouvrant et se fermant à heure (à peu près) fixe. Il a ainsi conçu une horloge végétale permettant de lire l’heure en fonction de l’ouverture ou la fermeture des fleurs la composant. Par exemple, le coquelicot s’ouvre à 5h pour se fermer à 18h, le nénuphar s’ouvre à 7h et se ferme à 17h, le souci se ferme à 15h, etc. Je trouve cette idée très sympa, bien qu’en pratique, elle doit manquer de précision !!!
    À bientôt pour de nouvelles curiosités 🙂

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