Bouquin #107 : Tout s’effondre, de Chinua Achebe

[Things fall apart – Chinua Achebe – 1958
Nouvelle traduction française : Tout s’effondre, par Pierre Girard chez Actes Sud
(en poche Babel depuis 2016)]

C’est en lisant une interview de la talentueuse Chimamanda Ngozi Adichie que j’ai découvert le nom de Chinua Achebe, ponte de la littérature nigériane et source d’inspiration vénérée par toute une jeune génération d’écrivains, mais dont les textes restent en France peu accessibles – outre quelques rares rééditions, il faut fouiller les repaires des bouquinistes ou payer un rein sur internet (et acheter ses bouquins sur internet c’est maaaaaal) pour avoir accès aux VF des romans.

Fort heureusement, la maison Actes Sud s’est récemment saisie d’une nouvelle traduction de Things fall apart. Courez donc chez vos libraires : Tout s’effondre est un bijou d’humanité, une promesse d’évasion sans exotisme mal-venu, un voyage aux sources de ce qui fait homme : naturellement, un chef d’œuvre. 107-tout-seffondre-chinua-achebe

Cela se passe dans un Nigeria à nos yeux « primitif », un Nigeria de l’avant-colonisation, vibrant au rythme des traditions et d’une vie villageoise simple, bercée par le travail et dominée par les dieux. Okwonko, fils d’un oisif, investit son honneur à devenir un habitant respectable : à force d’acharnement, de prières et de sueur, l’homme gagne la reconnaissance de ses pairs et construit une vie honnête – champs fertiles où poussent les patates douces, trois femmes vertueuses et domptées comme il se doit, et ce titre béni de lutteur hors pair. Okwonko est un gagnant, un homme d’action plus que de mots : ce que sa langue ne veut pas dire, ses poings l’expriment tout aussi bien, et cette fierté indomptable, exacerbée par le moindre incident, agit comme un fil rouge de la narration qui tisse, par instantanés, l’image quasi-révolue de la vie tribale.

Ce qui s’effondre ? La coutume, le conte, les miracles. A travers un récit en saynètes tendant vers l’inéluctable, Chinua Achebe offre une épaisseur – une autre vérité ? – aux clichés en noir et blanc ramenés d’Afrique par les premiers colons du XIXe siècle. Derrière les masques peints, derrière le fantasme de la case en terre rouge au toit de chaume, un monde méconnu surgit du texte : monde cadencé par les rites, les codes et les croyances. L’on pourrait s’attendre à une nostalgie tendre, un brin utopique, de cette existence d’avant, de cette communauté pas encore ravagée par la domination de l’homme blanc. Il n’en est pourtant rien : le fiévreux Okwonko offre à l’auteur l’amorce de scènes violentes, d’une cruauté inouïe et gratuite, du moins à nos yeux. Scènes contées en vrac parmi le reste, sans jugement ni hauteur mais cette simple volonté de donner à voir ce que fut l’homme noir avant l’invasion de son alter-ego blanc : sous le voile des traditions, sous l’habillage des cultes, un homme somme toute (et sans surprise) commun, avec ses peurs, ses affections, ses guerres, son sens de l’effort et son envie de réussir.

L’on ne sent pas le temps passer à explorer le quotidien d’Umuofia, à naviguer au fil des saisons entre les cases des femmes et la grotte de l’Oracle, à écouter ce rythme lent, répétitif et à saveur de conte de la prose d’Achebe. Un jour cependant, l’inconnu se présente : un homme à peau claire monté sur un « cheval de fer » et prêchant aux foules réticentes le nom de Jesu Kristi. Le point de rupture est atteint, la fraternité se dissout : c’est ici que « tout s’effondre » et que, peu à peu, s’efface le monde si bien conté par la plume orale et brute de Chinua Achebe. La narration, jusqu’alors paisible même jusque dans l’horreur, adopte un pas de course, volontairement déplaisant, et tire tout un peuple vers l’abîme : j’ai énormément aimé ce travail sur le rythme, seconde peau d’un récit voué au malheur, jusqu’à ces derniers mots sentencieux qui achèvent – au sens premier, le plus cruel – la perte des coutumes et des dieux.

Il faut lire ce roman magnifique, très justement mené : le lire pour briser quelques frontières et comprendre, de l’intérieur, la blessure ambiguë infligée par le colonialisme et l’évangélisme à tour de bras. Le lire, aussi, pour le plaisir, pour ses palabres et ses contes, pour son ambiance crue et en retrait du monde…

J’essaie, pour ma part, d’outrepasser mes habitudes littéraires et d’aventurer mes lectures, de temps en temps, en dehors de la production « blanche » (bien que je n’apprécie guère les couleurs utilisées à des fins clivantes), ou, du moins, née dans l’hémisphère nord – la plus représentée en librairie. Ceci non pas par goût de l’exotisme (je me détourne le plus possible d’un regard « primitiviste » sur les productions étrangères, mais c’est un effort non inné, on n’échappe jamais à sa condition, à son « embarquement ») ; mais plutôt par la volonté d’entendre, en tant que jeune citoyenne d’un monde global et sans frontière (malgré ce qu’en disent les totos Marine et Donald), toutes les voix qui constituent cette gigantesque communauté et élaborent un patrimoine littéraire à l’échelle post-nationale. Encore faudrait-il que ces voix soient accessibles, entendues, et pour cela, rééditées : je salue donc l’initiative qu’a eue Actes Sud à actualiser et diffuser le magnifique Tout s’effondre (que j’ai malgré cela lu en anglais)… et j’espère de tout cœur que d’autres traductions suivront !

9 réflexions sur “Bouquin #107 : Tout s’effondre, de Chinua Achebe

  1. Ce livre est un classique, un pur chef d’œuvre.

    Si tu comptes continuer ta chevauchée littéraire hors des frontières européennes, je te conseille l’écrivain Wolé Soyinka, lui aussi nigérian, avec son titre « Le lion et la perle ».

    Très belle chronique au passage.

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