Bouquin #86 : Chroniques de l’oiseau à ressort, de Haruki Murakami

[Chroniques de l’oiseau à ressort – Haruki Murakami – 1995]

Pas le moindre mot, ou plutôt, tous les mots à la fois. Pas la moindre idée, et toutes les pistes du monde à explorer. Dévoré en une semaine au fil de nuits pâles et délicieuses, Chroniques de l’oiseau à ressort me laisse le cerveau retourné, dans un vrac total – je tente depuis quelques jours de remettre les éléments à leur place pour tirer tout le jus de ce bouquin à la richesse infinie et souvent insondable.

Dans ma quête de clarté, j’ai fouiné à travers le web – une fois n’est pas coutume – en quête de ficelles exégétiques qui auraient pu, un tant soit peu, ramener un brin de lumière dans le fouillis de ma propre lecture… Las : il apparait, au fil des analyses semées çà et là par les internautes, que ce roman trouve un écho différent en chaque lecteur. A travers les strates de cet énorme pavé s’ouvrent ainsi une multitude de passages où s’engouffrer et où se perdre, à la recherche de réponses qui ne seront jamais données. Il y a de quoi égarer son bon sens, oublier ses repères, et la chronique qui suit sera surement – j’en suis bien désolée – à l’image de mon expérience : déboussolante, et déboussolée.

86 Chroniques de l'oiseau à ressort
(Avant de débuter, petit avertissement de rigueur : Chroniques de l’oiseau à ressort n’est absolument pas recommandable pour qui souhaite effectuer un premier plongeon dans l’œuvre de Murakami. Il s’agit en effet d’un ouvrage relativement complexe, par sa longueur parfois traînante et sa construction labyrinthique d’une part, mais aussi parce que son approche nécessite, à mes yeux, d’avoir été au préalable familiarisé avec la pâte singulière de l’auteur. Pour qui souhaiterait un abordage tout en douceur, je conseillerais plutôt La ballade de l’impossible, ou Kafka sur le rivage, tout aussi étrange mais moins touffu que les Chroniques […])

Murakami tient une bonne recette, qu’il décline à toutes les sauces, et dont les ingrédients ne changent que rarement : prenez des personnages solitaires, peut-être un brin looser, placez-les dans une vie semée de charnières, secouez le tout et vous entrerez dans une dimension décalée, où les émotions se font physiquement appréhendables et où les éléments terrestres semblent parfois mener la danse. Ajoutez à cela quelques félins domestiques, deux-trois femmes mystérieuses et une pincée d’érotisme : vous voici dans un Murakami pur jus, saupoudré d’imprévu – l’histoire peut alors commencer…

Toru Okada est un homme banal. Il cuisine en sifflotant du classique, se complait dans un mariage de six-ans-et-pas-d’enfants, et vient de plaquer son job : comme ça, par envie, sans trop savoir pourquoi. Toru Okada, d’ailleurs, ignore beaucoup de choses – il est plutôt du genre à se laisser porter par la vie. Un brin naïf, peut-être un peu gentil, Okada sombre ainsi à son corps défendant dans les limbes d’un doux mystère : cela commence avec la disparition de son chat, puis une enfilade de coups de fil chauds à la « 3615 Ulla » issus de nulle part, et la fuite – ô combien prédictible mais ignorée par notre héros – de son épouse Kumiko hors du domicile amoureux. La tornade a pris son élan, et fonctionne à présent à plein régime : pris dans une situation de dèche un peu totale, Toru Okada n’a rien vu venir et tente plus ou moins de ramener sa vie à la normale, tout en affrontant les situations comme elles viennent, d’un caractère égal. Avec calme, curiosité, et sûrement un poil de résignation.

Les situations, justement, se succèdent dans un enchaînement loufoque – ou carrément inquiétant pour le lecteur non averti : outre le téléphone rose sonnant à répétition, Toru Okada voit débarquer dans son quotidien un duo de voyantes aux noms insulaires, un ancien lieutenant à la survie miraculeuse, une voisine adolescente à la gouaille vertigineuse…

Dès lors commence, pour notre héros paumé, un cheminement vers sa propre intériorité – cheminement guidé, bien entendu, par cette galerie hétéroclite de personnages tantôt proches du mystique, tantôt solidement ancrés dans la réalité. Toru Okada s’interroge, et, du fond d’un puits à sec avec lequel il fait corps, le héros explore, bien malgré lui, les « angles morts » de sa conscience et les trahisons de sa perception. Que signifient réalité et vérité ? Ces deux notions sont-elles intrinsèques ? Leur définition n’est-elle pas interchangeable, voire même modifiable selon les personnes qui utilisent ces termes ?

En relisant ce bref résumé, je me rends compte que le roman pourrait paraître, pour qui ne l’a pas lu, comme un récit feel-good (pour son côté insolite à la cool) un peu déjanté tartiné d’interrogations existentielles : le genre de truc bien banal et bien à la mode qui se vend comme des petits pains à la librairie. Alors que non, non, non, Murakami va bien au-delà de ces lignes de conduite : d’une part parce-que ses personnages surgissent de là où on les attend le moins, et justifient tous leur présence dans la finalité du récit ; d’autre part en raison des questions si maladroitement compilées ci-dessus… qui n’apparaissent, in fine, jamais évoquées telles quelles dans le texte.

Car s’il y a une quête (et pour quels résultat), l’on ne s’en rend compte qu’à la toute fin, au moment de quitter l’univers oblique de Toru Okada : par l’absence de prononciation des pourquoi, Murakami s’épargne ainsi la lourdeur d’un récit initiatique codifié… mais confère également à son texte une étoffe énigmatique qu’il convient d’apprivoiser.

Il y a en effet, dans les Chroniques […], de quoi désarçonner les lecteurs trop rationnels – dont je fais en général partie : Murakami entrouvre ainsi une multitude de portes, nous laissant libre d’investir la problématique qui nous siéra la mieux. Autrement dit : chaque lecture se veut unique, et chaque lecteur s’appropriera le roman à sa manière, en y trouvant sans doute une résonance face à ses propres expériences, son propre passé.

Une telle proximité peut mettre mal à l’aise, et les quatre-cents premières pages ont été pour moi un chemin ardu… jusqu’à ce que je comprenne l’essentiel : comme Toru Okada, je devais me montrer capable d’abnégation et me laisser bercer par le récit sans m’assaillir de questions. Je me suis donc livrée pleinement à ce voyage étrange jusqu’aux frontières de la conscience, et si l’expérience ne m’a bien évidemment pas complètement changée, elle aura au moins eu le mérite de soulever quelques interrogations intéressantes qui, je pense, méritent un approfondissement.

A travers la métaphore de l’oiseau à ressort, Murakami esquisse ainsi toute une réflexion sur la valeur du temps, cadence humaine malléable selon les subjectivités… et servant bien souvent de cadre à l’expression d’un souvenir daté. L’auteur en appelle ainsi, par le biais d’une parole transcendant les années – en l’occurrence, les récits de guerre du lieutenant Mamiya – à l’expression de la mémoire, et s’interroge par là même (du moins, c’est ainsi que j’ai dirigé mon interprétation) sur la fidélité de la conscience, et son habileté à nous jouer des tours, en créant des « angles morts » dans nos souvenirs et en distordant la réalité. D’où les questions préalablement évoquées, louvoyant entre les notions jumelles de réalité et de vérité… Au cœur d’un pèlerinage vers les tréfonds de son héros, Murakami invite également quelques scènes d’une violence inouïe, et rend hommage aux heurtés de ce monde en suggérant, à demi-mot, l’existence blessures intimes et invisibles, qui méritent cependant d’être reconnues. J’exprime ici, globalement et de manière peu raffinée, les deux axes majeurs qui m’ont habitée tout au long de mon expérience aux côtés de Toru Okada – une foule d’autres éléments mériteraient cependant le même éclairage, tant l’ouvrage surprend par sa profondeur et la richesse de son symbolisme.

Certes, c’est bien flou, et je manque cruellement de mots pour mettre à plat mes pensées qui, du reste, s’entrechoquent quant à ce livre : beaucoup d’interrogations resteront sans réponse, et plusieurs relectures me seraient nécessaires pour venir à bout du maillage de métaphores imbriquées que propose Murakami… Je préfère donc – c’est plus sage – quitter ce livre et achever ce billet sur une note de frustration, sonnant pour le regret de ne pas avoir tout compris, tout exploré des Chroniques de l’oiseau à ressort. A cette lecture exigeante – parfois un brin agaçante tant le mystère s’étale – j’ai tout de même préféré Kafla sur le rivage, au surréalisme assez proche, mais plus condensé et peut-être plus rythmé que les Chroniques […]. Il n’en reste que je peine à présent à me remettre de mes aventures vécues avec (et au cœur de) Toru Okada : une deuxième lecture, totale ou partielle, s’imposera sans doute dans les mois qui viennent, afin de porter la lumière sur quelques énigmes jusque-là irrésolues.

12 réflexions sur “Bouquin #86 : Chroniques de l’oiseau à ressort, de Haruki Murakami

    1. C’est un bon début : personnellement, Kafka sur le rivage reste mon roman préféré de Murakami, même s’il amène à la même frustration que Chroniques[…], puisque beaucoup de questions restent sans réponse à la fin du récit, ce qui peut surprendre. Mais oui à mon avis Kafka sur le rivage est le roman le plus représentatif du style de l’auteur 🙂

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  1. Merci pour ta chronique qui donne vraiment envie de lire le livre ! Je ne connaissais pas cet ouvrage de Murakami (j’ai adoré comme toi Kafka sur le rivage mais aussi 1Q84 qui m’a quand même secouée !) mais j’aime les lectures qui nous offrent d’autres perspectives et qui nous font « sortir de notre zone de confort » !

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  2. Ma mère avait commencé à le lire mais elle a vite abandonné disant que c’était trop compliqué, elle me l’a pourtant conseillé et, après avoir ton avis je dois dire que si je pouvais je récupérerai le livre sur le champs pour m’immerger dedans !

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