Bouquin #37 : Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey

[Et quelquefois j’ai comme une grande idée – Ken Kesey – 1964]

Je sors d’un chagrin littéraire. D’une épopée dans les vicissitudes du genre humain, engluée dans le quotidien boueux de la petite ville de Wakonda, Oregon. D’une aventure au creux de la fraternité, de la honte, de la pitié, de la fierté. Et je suis triste, forcément. Triste de quitter les bucherons du clan Stamper sur les rives de la torpilleuse Wakonda Auga, de siroter ma dernière bibine avec les braves brutes du Snag, d’échapper à la nature toute puissante qui mâche les hommes et porte les âmes à bout. Voilà une nouvelle année de lecture commencée en toute beauté, avec cette épaisse bombe littéraire signée Ken Kesey, et amenée au lecteur francophone par les géniales éditions Monsieur Toussaint Louverture.

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Editions que l’on ne remerciera jamais assez pour avoir su mettre en valeur ce monument de littérature, à travers un très beau et très travaillé objet livre et une traduction au poil. Quel talent révélé au lecteur derrière les dorures stylisées de la jaquette (les mêmes qui m’ont accroché l’œil en librairie, sans me douter alors de la richesse encore plus grande que j’allais puiser dans le texte) ! Kesey tire ses personnages de la fange des sentiments et des ressentiments, fait carburer ces pauvres âmes dans l’acharnement, la soif de vengeance, le désir de prouver au monde – la société, les voisins, le petit frère – ce qu’est un homme, un vrai. Autour de ces mortels s’agite une nature poisseuse, capricieuse, reine éternelle d’une terre sur laquelle des silhouettes s’épuisent à mener leur vie dans l’ombre d’un à-quoi-bon tissé par la crise – financière, humaine, existentielle, peu importe.

Et quelquefois j’ai comme une grande idée, c’est, entre autres, l’histoire de Lee, rejeton binoclard devenu étudiant intello, qui revient sur ses terres natales confronter son esprit fin aux muscles du grand frère Hank. Hank qui, lui, se met la ville à dos par un individualisme capitaliste – ou serait-ce seulement un instinct de survie qui le pousse à déboiser toujours plus pour sa pomme au détriment de ses camarades bucherons ? Et cette valse des caractères, menée dans la sueur au pied d’une nature luxuriante, convie une foule de personnages étranges, attachants, benêts, dépassés par leur existence : Teddy, patron de bar où la crise en fait couler, du whisky ; Jenny l’indienne, mi-pute mi-sage, toujours paumée ; Floyd Evenwrite, neo-bureaucrate mieux à l’aise en brodequins cloutés qu’en chemise immaculée…

Tous sont mis en scène dans une écriture brut de décoffrage, alternant première et troisième personne du singulier sans distinction, jouant de la parenthèse et de l’italique pour convier jusqu’à quatre monologues intérieurs, quatre tempos dissonants au même instant. La lecture exige de la concentration, du temps, de l’abnégation. Et pourtant. Neuf cents pages, c’est beaucoup, mais ce n’est pas assez. Tourner la dernière fait poindre les larmes, tant on voudrait ne jamais quitter ce monde cruel, instable et intimement beau légué par Ken Kesey dans ce monument encore trop méconnu de la littérature américaine.

16 réflexions sur “Bouquin #37 : Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey

  1. Chronique particulièrement alléchante, merci ! Je pense que je vais faire un tour en libraire dans la journée… Je ne connais ni ce roman, ni cet auteur, ni cet éditeur, mais ton article me donne terriblement envie de corriger ces lacunes 🙂 Merci beaucoup pour ces découvertes !

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  2. Alors la, merci mille fois ! Je l’avais vu en magasin, n’avais pas les sous ce jour la pour le prendre, et par la suite, impossible de le retrouver, ni de me souvenir du titre ou de l’auteur.. Tu me sors une belle épine du pied ! Je l’achète demain, en espérant que ce soit une aussi belle expérience de lecture que pour toi !
    Anne.

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    1. Merci pour ce gentil mot ! Et quelquefois j’ai comme une grande idée est sans nul doute l’un des meilleurs livres que j’ai pu rencontrer dans ma jeune vie de lectrice. Il FAUT le lire, c’est un monument, un chef d’oeuvre ! ! 🙂

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