Bouquin #31 : L’Amant, de Marguerite Duras (et un message au Con)

Ce n’est pas nouveau, mais on vit avec de sacrés cons. Quelquefois, ils cherchent à s’exprimer. Autant te dire qu’ils le font mal : leur plume à eux c’est la kalach, leur encre, du sang. Du sang de tous bords, de tous genres, de toutes opinions et de toutes cultures. Eux ils s’en foutent, de substituer aux mots des rafales de balles : on l’a dit, ils sont cons. De sacrés cons. Auraient-ils pu l’être un peu moins ?

C’est là que l’on brandit la culture, l’éducation, l’ouverture sur le monde, toutes réunies sur le même étendard de la tolérance, le meilleur des gilets pare-cons, dira-t-on. Mais est-ce si facile ? L’accès à la culture s’est démocratisé grâce au Dieu internet, mais les dispositions de départ ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Les livres sont là, à portée de bibliothèque, moins chers qu’un paquet de clopes : encore faut-il en avoir l’envie, y voir un intérêt, ne pas s’en être forgé un dégoût comme reflet d’un dégoût plus grand, d’un dégoût d’une société qui t’a abandonné, toi, l’enfant devenu un sacré petit con.

Que l’on ne s’y méprenne pas : le bilan est amer, j’écris les larmes aux yeux et je ne vais pas te défendre, sacré con. J’espère juste que tes gosses, tes cousins, tes potes un peu moins cons que tu ne l’étais, seront un jour touchés par un bouquin, un film, un truc de la culture qui pourrait leur ouvrir les yeux. Ou un sport. Ou une association. Ou un job, ou un sourire. N’importe quoi qui les sauve et qui morde dans leurs œillères de con.

J’aimerais jouer un rôle, je ne sais pas lequel. Alors je continue d’écrire. Je continue de lire. Je continue de m’investir, à mon niveau, pour une culture désacralisée et libre.

Et puisque le drame est survenu page 92, un certain vendredi soir, je te parle de L’Amant.

Marguerite Duras L'amant

Donc, L’Amant. Ma première découverte de Duras, dont je me réjouissais à l’avance tant les louanges sur sa plume m’avaient mise en appétit. A juste titre, puisque, dès les premières lignes, la dame nous emporte dans son faible filet de mots pour une ballade amoureuse dont on ne sait d’où elle vient, où elle ira. C’est une jeune fille en robe de soie usée, en talons lamé or et portant un chapeau d’homme, lors d’une traversée du Mékong. C’est une blanche des colonies. C’est un homme plus âgé, il a 27 ans, dans une limousine noire. Le chinois de Cholen. L’amour nait et Duras nous en parle par bribes, par fragments de souvenirs éparpillés, avec une sensualité à peine domptée, prête à bondir, dans la moiteur d’Indochine, dans l’aube incertaine de l’adolescence.

Ainsi, Duras parle d’amour, mais pas seulement. De désamour aussi, celui de sa mère, de son grand frère ; et de solitude dans la découverte. Le roman m’a touchée par son écriture singulière, en pointillés, pleine d’ellipses et de non-dits. Ecriture que je compare à présent avec celle des débuts de l’auteur, dans Le marin de Gibraltar, conseillé par mon libraire : on y sent la même veine, mais la plume ne s’est pas encore accomplie. Dans L’Amant, prix Goncourt 1984, elle est épurée, au service des pensées d’un auteur qui en tient les rênes, et pourtant libre, surprenante, parfois hermétique mais d’une beauté, d’une beauté !

Il y a de quoi se réconcilier avec l’amour, le vrai, celui qui tantôt peine à poindre et tantôt embrase mais trop tard, celui qui cabosse et émaille des souvenirs de jeunesse. Qu’importe l’histoire, puisqu’elle n’est que détails fugaces, souvenirs d’un instant : ce qui compte dans L’Amant, et ce qui en fait un roman si riche à mon sens, c’est la pureté des mots, tantôt crus tantôt délicats, lumineux, qui font du récit un poème du Beau.

Ne ratez pas cette merveille.

18 réflexions sur “Bouquin #31 : L’Amant, de Marguerite Duras (et un message au Con)

  1. Très bel article (et je crois que je vais commencer à dire « comme d’habitude »)… bon message aux cons/salauds, du genre de ceux que je me réjouis de trouver en ce moment sur la blogosphère. Pour ce qui est de l’Amant, je l’avais lu au lycée, sans malheureusement lui accorder d’autre statut que celui du livre qu’on découvre non pas par réel intérêt, mais parce que le/la prof l’a choisi, point barre. Là, j’ai presque envie de me replonger dedans, l’atmosphère très particulière m’est revenue en tête avec cet article : )

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      1. Je aussi pense que certaines lectures ne sont pas faites pour des lycéens, dans la mesure où maturité intellectuelle et affective ne sont pas forcément développées de manière égale à ces âges-là! Mais ça permet toujours de découvrir une oeuvre et d’y revenir éventuellement plus tard, tout en appréciant la comparaison entre les deux visions que l’on a pu avoir.

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    1. Je n’ai pas vu le film mais il n’a pas tellement apprécié apparemment, car il se concentre beaucoup sur la relation de la jeune Duras avec l’homme de Cholen, alors que bien plus de points sont abordés dans le récit : les relations avec sa mère, avec ses frères… mais porter un tel chef d’oeuvre à l’écran, surtout quand le récit s’avère bourré d’élipses, est plutôt compliqué, j’imagine !

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